Trois cégeps sont impliqués dans le projet de nouveau cégep à Vaudreuil soit John Abbott, Valleyfield et Gérald-Godin : un cégep anglais et deux cégeps français. Sans utiliser les mots « cégep bilingue » le Ministère m’a confirmé que le projet était bien d’offrir une « variété » de programmes préuniversitaires et techniques. Comprenons qu’il s’agit d’offrir différents programmes préuniversitaires et techniques et de décliner ces programmes en anglais et en français.
Pourquoi donc un nouveau campus?
La réponse se trouve dans le nombre d’inscriptions à John Abbott.
La figure 1 présente l’évolution de l’effectif collégial à John Abbott sur la période 2008-2018. On constate que la croissance du nombre d’étudiants est spectaculaire. En 2018, ce cégep était rendu à 6289 étudiants (dont 4662 dans des programmes préuniversitaires).
John Abbott ne peut plus croitre sans rajouter un nouveau campus.
Figure 1 : Effectif collégial à John Abbott College 2008-2018. Étudiants inscrits au DEC, temps plein, programmes techniques et préuniversitaires.
Qu’en est-il dans les deux autres cégeps?
La figure 2 présente l’évolution de l’effectif collégial aux cégeps de Valleyfield et Gérald-Godin. On constate que Valleyfield plafonne depuis 2014 et est en décroissance tandis que Gérald-Godin stagne sous la barre des 1200 étudiants depuis 2013. A eux deux, ils totalisent 2994 étudiants en 2018, soit moins de la moitié de la taille de John Abbott.
Figure 2 : Effectif collégial aux cégeps de Valleyfield et de Gérald-Godin 2008-2018. Étudiants inscrit au DEC, temps plein, programmes techniques et préuniversitaires.
Ce projet de nouveau cégep bilingue est donc une alliance inégale entre des partenaires de taille très différentes : John Abbott domine nettement les deux autres partenaires de par sa taille premièrement, mais aussi de par son attractivité. Ce cégep, rempli à pleine capacité, refuse de nombreux étudiants qui voudraient y aller. Les deux autres, au contraire, sont en stagnation ou en décroissance.
Qu’est-ce qui explique l’attractivité de John Abbott?
Elle s’explique par deux facteurs :
1) une augmentation de 30% du nombre d’étudiants de langue maternelle française depuis 1999 (1318 étudiants en 2018)
2) une augmentation de la clientèle allophone (1575 étudiants en 2018, 81,5% d’augmentation depuis 1999)
La perte de prestige du français comme langue d’enseignement au postsecondaire explique essentiellement le premier facteur. La dynamique démographique explique le second.
Vaudreuil-Soulanges: une région qui s'anglicise rapidement
Le tableau 1 présente le poids démographique des francophones, anglophones et allophones (langue maternelle) dans la subdivision de recensement de Vaudreuil-Soulanges selon les recensements de 2001 et 2016. On peut constater que le poids des francophones s’est écrasé de 10,2 points de pourcentage en quinze ans seulement tandis que le poids des anglophones a augmenté de 3,2 points. Le poids des allophones a bondi de 7,1 points. Le français recule tandis que l’anglais avance : cette dynamique linguistique régionale ressemble fortement à ce qui s’est produit sur l’île de Laval durant la même période, soit la « west-islandisation ».
Tableau 1 : Poids des francophones, anglophones et allophones (langue maternelle) dans la subdivision de recensement de Vaudreuil-Soulanges en 2001 et 2016
On peut penser de ce projet de « nouveau cégep bilingue » qu’il s’agira, essentiellement, d’un nouveau campus anglophone pour John Abbott dans une région où le français est en recul accéléré. Il serait étonnant que les étudiants s’inscrivent en masse dans les programmes en français offerts par Valleyfield et Gérald-Godin sur ce nouveau campus alors que ces institutions voient actuellement leur clientèle fuir vers John Abbott.
Valleyfield et Gérald-Godin se voient-ils offrir un strapontin francophone sur ce campus pour nous faire avaler la pilule de l’ouverture d’un nouveau cégep public anglais hors de l’ile de Montréal?
Quoiqu’il en soit, après l’approbation de nouveaux DECs bilingues en décembre 2019 par le MEES, l’approbation éventuelle d’un nouveau cégep public bilingue constituera, s’il se produit, également un triste précédent. Cette nouvelle institution, si elle voit le jour, agira comme catalyseur d’anglicisation dans une région où le français est déjà en recul.
Marchandisation de l’éducation = anglicisation
Il est intéressant de relier la création de ce nouveau cégep bilingue à la lumière des révélations récentes sur le Campus anglophone du cégep de la Gaspésie et des îles à Montréal, campus qui a été ouvert essentiellement à des fins clientélistes, c’est-à-dire pour faire de l’argent (beaucoup d’argent). La marchandisation de l’éducation supérieure va bon train au Québec et cette marchandisation s’accompagne, presque inévitablement, d’une anglicisation des programmes et des établissements.
Pourquoi presque inévitablement? Parce que la demande pour la formation postsecondaire en anglais au Québec est en hausse constante depuis 1995. En 2018, les cégeps anglais accaparaient 19% des étudiants au collégial au Québec, ceci alors que les anglophones, langue maternelle, ne représentaient que 8,1% de la population du Québec selon le recensement de 2016. Pourtant, en 1995, le collégial anglais était encore sous la barre des 15% au Québec alors que les anglophones formaient une part plus élevée de la population (8,8%). La hausse de la part du collégial anglais a été de 27% depuis 1995.
La situation est particulièrement dramatique à Montréal où, si la tendance se maintient, la part du collégial français passera sous la barre des 50% pour les programmes préuniversitaires autour de 2021-2022 (il est actuellement à 53%). Dans les programmes préuniversitaires, malgré la hausse générale de clientèle depuis 1995, les cégeps français ont perdu 1001 étudiants sur la période 1995-2018. Ceci pendant que les cégeps anglais gagnaient 3532 étudiants sur la même période dans les programmes préuniversitaires.
Le seul facteur qui limite la hausse du collégial anglais à Montréal est le manque d’espace dans les cégeps anglais, qui sont remplis à pleine capacité.
Redisons-le : dans la métropole du Québec, la deuxième plus grande « ville française au monde », dans la région où s’établissent 89% des immigrants allophones qui viennent vivre au Québec, le collégial de langue française, dans les programmes qui mènent ensuite à l’université, est en train de se faire minoriser. Il est difficile d’exagérer la signification d’un tel fait pour l’avenir du français au Québec[1].
Pour le Québec français, le développement actuel du réseau collégial, c’est-à-dire la croissance effrénée du collégial anglais et l’effondrement du collégial français, ressemble de plus en plus à un gigantesque dîner de cons.
Il est urgent de se pencher sur la question de la langue dans le réseau collégial. Il en va de l’avenir du français au Québec.
[1] Ceux qui sont intéressés à creuser la question pourront aller consulter mon article long sur la question dans la revue l’Action nationale de février 2020 : « Les cégeps français à Montréal : le début de la fin ? »