Le 15 décembre 2004, le gouvernement québécois a déposé à l'Assemblée nationale un avant-projet de loi qui propose de remplacer le mode de scrutin majoritaire en vigueur au Québec depuis deux siècles par un mode «proportionnel mixte». Il s'agit d'un projet de réforme majeur, de nature constitutionnelle, qui n'a pas été examiné avec l'attention qu'il mérite.
Jusqu'à cet avant-projet, les défenseurs du scrutin proportionnel soutenaient que cette réforme permettrait d'éliminer les distorsions qu'engendre selon eux le système actuel, tout en donnant une représentation parlementaire aux petits partis politiques. Dès le départ, ces visées faisaient peu de cas de l'importance de préserver la force et l'efficacité du pouvoir exécutif québécois dans un monde où cet irremplaçable moteur de progrès social qu'est l'État voit sa capacité d'action réduite par la mondialisation économique et les pouvoirs conférés aux tribunaux par les chartes des droits.
À la lecture de l'avant-projet de loi, il est maintenant clair que le mode de scrutin proposé ne permettrait pas aux petits partis d'accéder à l'Assemblée nationale. Son effet serait de contrebalancer les conséquences actuelles de la concentration de l'appui au Parti libéral du Québec (PLQ) et à l'Action démocratique du Québec (ADQ) dans un certain nombre de circonscriptions et de compromettre l'alternance politique qui est à la base de la démocratie québécoise. Du coup, il diminuerait le pouvoir de la majorité francophone dans un contexte où le Québec n'est ni souverain ni reconnu comme société distincte au sein d'un Canada où il est confronté à un pouvoir fédéral centralisateur aux ressources financières surabondantes.
Malgré cela, la quasi-totalité des commentateurs de notre vie publique se sont jusqu'ici contentés d'exprimer leur foi dans le scrutin proportionnel et de discuter de ses modalités. Ils ont fait comme si on ne pouvait être contre lui sans être contre la démocratie. Or la démocratie est bien davantage une pratique qu'une théorie. Elle ne se vit pas de la même façon dans chaque société pour des raisons historiques et culturelles propres à chacune.
La réforme proposée soulève des enjeux concrets majeurs qu'une vision abstraite de la démocratie ne permet pas de comprendre. On prétend résoudre certains problèmes, mais on en créera de plus importants encore dans la réalité.
Des élections ne sont pas un référendum
Le projet de réforme vise à empêcher qu'un parti puisse former le gouvernement avec davantage de sièges mais un peu moins de votes qu'un autre, comme cela s'est produit en 1998 au bénéfice du Parti québécois (PQ) et au détriment du PLQ. Pourtant, si la réforme avait été en vigueur en 1998, c'est l'ADQ qui aurait joui alors du pouvoir exorbitant de déterminer qui, du PLQ ou du PQ, aurait pu former un gouvernement de toute façon minoritaire. Il n'est pas du tout certain que le PLQ aurait pu former le gouvernement.
Le fait que le PLQ n'ait pas pu former le gouvernement en 1998 rendait essentiellement compte de sa faiblesse dans le Québec francophone et de la concentration géographique des Anglo-Québécois. Cela a par la suite forcé le Parti libéral à cultiver davantage ses racines en milieu francophone, ce dont il aurait pu se dispenser si un électorat anglophone concentré dans un nombre limité de circonscriptions lui avait permis de prendre le pouvoir.
On ne chambarde pas à la légère un régime séculaire qui nous a historiquement bien servis parce qu'il peut occasionnellement produire des anomalies. En l'an 2000, Al Gore a obtenu plus de votes que George W. Bush mais moins d'appuis au collège électoral, et il n'est pas devenu président. On n'a pas envisagé d'en finir avec un système bicentenaire pour autant.
Quand le territoire d'un État est aussi vaste et aussi inégalement peuplé que l'est le Québec, il est légitime, lorsqu'il s'agit de déterminer qui va gouverner, de relativiser le principe de l'égalité absolue du vote afin de prendre en compte le voeu des différentes régions. C'est la logique qui sous-tend le régime électoral actuel. Dans notre système, les élections sont véritablement plurielles: le choix d'un gouvernement ne résulte pas d'un référendum national mais de 125 élections dans 125 circonscriptions territoriales.
La «partitocratie»
Le régime actuel, en favorisant le bipartisme, cherche à concilier démocratie et efficacité gouvernementale. Il établit un équilibre entre une représentation juste, conforme aux choix exprimés par les électeurs, et une représentation efficace, produisant un gouvernement capable de prendre des décisions dont il porte la responsabilité devant le peuple. Grâce à l'alternance au pouvoir, notre système permet de congédier un gouvernement incompétent ou corrompu plutôt que de diluer le pouvoir et les responsabilités par le biais d'un multipartisme qui condamne à gouverner en coalition.
Ce système électoral, qui produit des majorités nettes avec un pouvoir exécutif fort, a permis au Québec de mettre en place des politiques originales et souvent progressistes dans le contexte canadien et nord-américain, des politiques clairement imputables au parti au pouvoir et que les citoyens peuvent juger.
En faisant des élections un choix collectif pour un programme connu, le régime actuel établit un lien fort entre le vote populaire et les politiques de l'État. Le parti au pouvoir est contraint d'appliquer le programme sur la base duquel il a été élu sous peine d'encourir la colère de l'électorat. En permettant la multiplication des partis à l'Assemblée nationale, le scrutin proportionnel favoriserait plutôt l'émergence de gouvernements minoritaires ou de coalition.
En théorie, cette propension semble servir les fins de la démocratie, mais, en pratique, elle conduirait à une «partitocratie» avec deux catégories de députés, dans laquelle les politiques ne se décident pas lors des élections mais se négocient après celles-ci -- en secret -- entre des appareils de parti.
Notre système comporte l'immense avantage de permettre l'élection de gouvernements à la fois forts et congédiables, dans une société donnant une voix forte et légitime à l'opposition, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Assemblée nationale, dans des sommets socioéconomiques, des commissions parlementaires, les médias, etc. Il s'agit là d'un bon compromis entre trop et trop peu de démocratie dans l'exercice du pouvoir politique.
Ce compromis peut être amélioré -- entre autres sur le traitement injuste réservé à l'ADQ en Chambre -- mais les principes qui le fondent doivent être préservés.
Une régression inquiétante
La réforme proposée provoquera selon nous une régression inquiétante dans la mesure où elle mettra en péril l'alternance politique qui est à la base de la démocratie québécoise. En revalorisant une clientèle anglophone historiquement acquise au PLQ mais concentrée dans un petit nombre de comtés, elle risque de faire du PLQ le parti permanent de gouvernement au Québec, comme le sont les libéraux fédéraux depuis la fragmentation de l'opposition à Ottawa, de façon malsaine pour les valeurs démocratiques. En effet, la réforme proposée ferait également éclater l'opposition sur des bases idéologiques. On se retrouverait avec un Parti libéral indélogeable qui pourrait facilement faire alliance avec un petit parti en cas de besoin.
Le grand progrès historique apporté par la démocratie est d'avoir donné au peuple le moyen de se débarrasser d'un régime sans effusion de sang en recourant de façon civilisée à l'arme du scrutin. Tout ce qui affaiblit cette arme en brouillant les cibles et en atténuant la responsabilité des gouvernants au point de les rendre non congédiables par le peuple mine l'essence même de la démocratie.
C'est pourquoi nous ne croyons pas que le remplacement du mode de scrutin actuel par un mode proportionnel serve les intérêts sociaux et politiques du Québec. Qu'il s'agisse des relations entre les communautés, de la qualité effective de notre démocratie ou encore de la force que doit maintenir le Québec dans le contexte canadien et international, tout ou presque milite contre l'idée d'opter maintenant pour un mode de scrutin proportionnel.
Appel
Les signataires lancent un appel aux faiseurs d'opinion afin qu'ils ne s'en tiennent pas à exprimer leur foi dans la proportionnelle et à n'analyser que ses modalités mais fassent également ressortir les conséquences concrètes du projet de réforme. Nous en appelons également à la responsabilité de l'opposition officielle, qui se doit de défendre l'alternance politique qui est à la base de notre démocratie, comme nous invitons les gens de gauche à faire preuve de lucidité à l'endroit d'une réforme qui ne profiterait qu'à leurs adversaires. Il est troublant, enfin, que la démarche gouvernementale ne semble pas, sur un tel sujet, envisager la possibilité de consulter la population par référendum.
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* Henri Brun
Professeur de droit constitutionnel, Université Laval
Claude Corbo
Professeur de science politique, Université du Québec à Montréal
Christian Dufour
Politicologue et chercheur, École nationale d'administration publique
Joseph Facal
Professeur invité, École des hautes études commerciales
Jean-Claude Rivest
Sénateur
Plaidoyer contre la réforme du mode de scrutin
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