Je suis sur le balcon. J’attends un taxi, prête à partir pour l’hôpital Notre-Dame, quand arrivent en trombe, devant la maison, cinq automobilistes non-identifiés. En sortent, comme s’ils en étaient éjectés, dix hommes armés, pourtant vêtus en civil. Le taxi arrive à son tour ou, plutôt, passe devant nous sans ralentir, le chauffeur ayant sans doute saisi, malgré son étrangeté, le sens de la situation.
Pour ma part, je m’entête à ne pas comprendre. J’essaie d’empêcher les hommes d’entrer dans la maison où dorment mes enfants et mon mari. Je tente de leur expliquer l’urgence que j’ai de me rendre au chevet de ma sœur, en train d’accoucher sans le secours d’un médecin, tous les membres de la profession s’étant mis en grève pour marquer d’un coup de force leur opposition à l’établissement d’un régime d’assurance-santé, craignant comme la peste cette mesure qui les obligera à une déclaration honnête de leurs revenus et à payer les impôts adéquats.
À peine ai-je prononcé une phrase qu’un des hommes m’interrompt brutalement et m’ordonne d’ouvrir la porte sans plus de tergiversation, menaçant de l’enfoncer si je n’obéis pas. Je sens l’impatience des hommes qui me cernent de plus en plus près, et la vanité de ma résistance.
C’est aujourd’hui le 16 octobre 1970. La liberté n’est plus qu’un état d’âme. La révolte aussi. L’armée est entrée au Québec. Le Québec entre en silence.
Je suis seule, après huit jours d’emprisonnement, à n’avoir pas encore été interrogée. Cela m’atterre. Je me sens sans puissance, sans importance, sans existence, dans une situation d’immense incongruité. Je crains qu’on m’ait oubliée. Je prie les matrones de bien vouloir rappeler ma présence à qui de droit. Je n’en peux plus de tout ignorer du monde, de ce que vit le peuple québécois depuis huit jours. Se révolte-t-il ? Se résigne-t-il ? Les militantes et les militants qui ne sont pas emprisonnés continuent-ils la lutte ? Le peuvent-ils ? Nous sommes tellement plus habitués à faire face à un ennemi visqueux qui se dérobe sans cesse sous mille déguisements qu’à affronter une armée. Nous croyons tellement à la démocratie. Comme si nous ne savions pas qu’elle n’est qu’apparence, qu’aucun pouvoir ne la tolère, dès lors qu’il se sent menacé, nous luttions à visage découvert. Que se passe-t-il, maintenant ? Je n’en peux plus de cette ignorance et de celle tout aussi angoissante, mais combien plus douloureuse, qui me laisse sans nouvelles de mes enfants, de mon mari, de tous mes proches.
Même si je ne parviens à aucune concentration apaisante pour mon esprit, je suis suffisamment absorbée dans mes réflexions pour ne pas entendre arriver la matrone. Quand elle tire vers elle la porte du judas, le grincement ainsi produit me fait sursauter. Je lève les yeux vers la porte et je vois dans l’ouverture du judas une magnifique rose rouge. Je crois avoir une hallucination. Je n’ose bouger. Ce n’est qu’une illusion, me dis-je, mais extraordinairement belle. Quand on me parlera du bienfait d’un moment ineffable, je saurai l’avoir connu. Les larmes m’aveuglent et je demeure assise sur le bord de mon lit. J’entends alors la matrone qui me dit que monsieur l’avocat G.R. m’envoie cette fleur en guise de témoignage de sa solidarité et de son amitié.
Je suis bouleversée par ce premier signe qui me vient de l’extérieur. Plus que par le geste pourtant généreux de celui qui me l’envoie, un militant que j’estime et admire. Je me dis que tout avocat qu’il soit, si mon ami a pu me faire parvenir cette rose et le mot qui l’accompagne, c’est que la situation est certainement en train de changer. Mais je suis vite dégrisée. La matrone refuse de me donner la rose. « Vous pourriez la manger », me dit-elle en refermant le judas.
Hier, nous avons reçu la visite d’un homme faux. Il préside, semble-t-il, une commission chargée d’enquêter sur nos conditions de détention. Ami du premier ministre du Canada, avec qui il a beaucoup voyagé, l’ancien éditeur Jacques Hébert partage son mépris pour le peuple québécois.
Petit d’apparence, cet homme est encore plus petit d’être. Heureusement pour nous, cependant, il se targue de grandeur, de magnanimité, même. Ainsi, sa visite nous a valu le droit à la cantine, à la brosse à dents et à la douche quotidienne, au papier et au crayon, et, grand bien lui fasse, aux livres.
Recroquevillée, genoux à la hauteur des seins, sur mon étroit lit de fer fixé au plancher, le seul meuble de la cellule, je lis, éperdue de bonheur, Kamouraska d’Anne Hébert. J’ai reçu le livre au début de la soirée. Michel Chartrand, lui-même emprisonné, me l’a fait parvenir du dixième étage où sont détenus les hommes. Je pensais bien qu’un militant aussi ardemment engagé, et depuis longtemps, dans la lutte ouvrière contre les multiples formes d’exploitation et d’aliénation qui soumettent la société québécoise tout entière à la domination étrangère avait dû être arrêté, mais je ne le savais pas avec certitude. Et maintenant, j’ai peine à croire qu’on détienne aussi longtemps un homme de sa renommée, acquise précisément par le retentissement sur tous les toits de son cri de révolte. Qui donc peut croire un seul instant, et tenter de le faire croire, qu’il se serait caché pour agir ? Mon étonnement est encore plus grand, néanmoins, de constater que lui-même sait que je suis ici. Les hommes auraient-ils droit à des informations que nous n’avons pas ? L’inégalité des conditions sociales de vie entre les femmes et les hommes s’étendrait-elle jusqu’à la prison, jusque dans le décompte des privations ?
Je suis près de m’endormir ou, peut-être, de me réveiller. Je sors en tout cas d’un profond assoupissement, agressée par l’inévitable bruit des portes ouvertes et refermées. Une femme vient d’entrer dans la cellule voisine. Je l’entends qui maugrée, tout en pleurant. Je m’empresse de lui signaler ma présence. Nous nous présentons. Je ne la connais pas. Elle ne me connaît pas. Elle revient d’un interrogatoire, le premier de six où elle n’a pas été dévêtue jusqu’à la taille, ou giflée, ou laissée debout pendant des heures avec l’obligation de tenir ses bras en croix, ou insultée de quelque autre manière. Je n’en crois pas mes oreilles, ni ma chance, de n’avoir pas subi ces affronts. Enfin, pas encore. Mais d’avoir été transférée ici ne me rassure pas. Je n’ose poser plus de questions à cette femme qui semble épuisée et dont je ne connais que le nom qui ne me dit rien. Nous gardons le silence, assez longtemps, puis elle se met d’elle-même à parler. Elle est la sœur de deux des hommes soupçonnés de l’enlèvement et de la mort du ministre du Travail du gouvernement québécois. Elle-même n’a jamais milité dans aucun organisme ni pour aucune cause. Plus elle parle, plus elle m’étonne. Non seulement elle n’est pas une militante, mais elle ne s’est jamais intéressée à la politique.
Six novembre. Vingt et unième jour de détention. Nous sommes réunies dans une petite pièce rouge, depuis plusieurs minutes. Nous ignorons le lieu et la cause de notre rassemblement. Enfin, la porte s’ouvre. Devant moi, un immense trou noir vers lequel un policier me pousse en entendant prononcer mon nom. Des projecteurs m’aveuglent aussitôt et la voix d’un homme que je ne vois pas m’accuse d’appartenance au FLQ, me prévient que je n’ai droit ni à une enquête préliminaire, ni à un procès avec jury et que je suis passible de cinq ans d’emprisonnement. Il se tait pendant deux ou trois secondes et me demande : « Coupable ou non coupable ? »
Dix décembre. J. et moi serons libérées cet après-midi. Nous sommes maintenant à la prison des femmes, plus communément appelée Tanguay, depuis le 8 ou 9 novembre, je ne sais pas bien. Nous avons reçu la visite d’un membre ou deux de nos familles, correspondu avec les autres, lu les journaux, appris la mort du général de Gaulle. Avons appris tout ce qu’il est possible de savoir sur « les événements d’octobre ».
*Textes lus au Théâtre Espace Go, dans le cadre de la Semaine de théâtre politique (19 au 25 septembre) et tirés de La Vie partisane, Hexagone, 1990.
***
Andrée Ferretti
N° 243 - octobre 2005
Andrée Ferretti se souvient de ses 51 jours d’incarcération
Pour l’avènement d’un octobre de lumière
Crise d'octobre 70 - FLQ
Andrée Ferretti124 articles
"Rien de plus farouche en moi que le désir du pays perdu, rien de plus déterminé que ma vocation à le reconquérir. "
Andrée Ferretti née Bertrand (Montréal, 1935 - ) est une femme politique et
une écrivaine québécoise. Née à Montréal dans une famille mod...
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"Rien de plus farouche en moi que le désir du pays perdu, rien de plus déterminé que ma vocation à le reconquérir. "
Andrée Ferretti née Bertrand (Montréal, 1935 - ) est une femme politique et
une écrivaine québécoise. Née à Montréal dans une famille modeste, elle fut
l'une des premières femmes à adhérer au mouvement souverainiste québécois
en 1958.Vice-présidente du Rassemblement pour l'indépendance nationale, elle
représente la tendance la plus radicale du parti, privilégiant l'agitation sociale
au-dessus de la voie électorale. Démissionnaire du parti suite à une crise
interne, elle fonde le Front de libération populaire (FLP) en mars 1968.Pendant
les années 1970, elle publie plusieurs textes en faveur de l'indépendance dans
Le Devoir et Parti pris tout en poursuivant des études philosophiques. En 1979,
la Société Saint-Jean-Baptiste la désigne patriote de l'année.
Avec Gaston Miron, elle a notamment a écrit un recueil de textes sur
l'indépendance. Elle a aussi publié plusieurs romans chez VLB éditeur et la
maison d'édition Typo.
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