Série "Le Québec : l'Irlande américaine" (1)

Planter des colons chez l'Autre

Chronique de Mathieu Gauthier-Pilote

On ne saurait prétendre comprendre grand chose à l'histoire du Québec sans connaître l'histoire de l'Angleterre et de son Empire. Or, l'histoire des Anglais est il me semble plutôt mal connue au Québec. Cette histoire, nous ne pouvons pas l'apprendre des Canadians, car ils ne la connaissent qu'à travers ce récit fabuleux et fabulé qui glorifie l'Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Les Américains la connaissent beaucoup mieux, mais leur relation avec leur ancienne mère-patrie est brouillée. La représentation américaine de l'Angleterre est un gros cliché sur la monarchie qui ne révèle au fond pas grand-chose que nous ne savions (ou ne devinions) déjà. Les Anglais se connaissent pas mal eux-mêmes, mais évidemment ils manquent de recul et ne savent pas plus poser un regard critique sur eux-mêmes que n'importe quel autre peuple puissant qui s'est retrouvé à la tête d'un Empire. Heureusement, il existe un raccourci pour connaître l'histoire de l'Angleterre : connaître celle de l'Irlande, sa colonie-martyre. En effet, en nous instruisant sur l'histoire de l'Irlande, nous faisons d'une pierre deux coups :
* Premièrement, nous découvrons l'histoire de l'Irlande, cette autre nation catholique qui a gouté l'impérialisme et le colonialisme anglais;
* Deuxièmement, à travers l'histoire de l'Irlande, la colonie, nous découvrons l'Angleterre, la métropole, telle qu'elle a été en sa qualité de puissance impériale et coloniale.
Comme vous serez à même de le constater dans cette série, les parallèles entre le Québec et l'Irlande sont nombreux et fort instructifs. En voici quelques-uns, en vrac, parmi ceux que j'ai discernés en faisant la lecture du livre Histoire de l'Irlande et des Irlandais de Pierre Joannon[1] .


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Planter des colons chez l'Autre
Avant de se décider à mettre le peuple québécois en minorité par l'union des Canadas (1840), puis par la fédération de l'ANB (1867), le gouvernement britannique a essayé de le mettre en minorité démographique directement sur son territoire par la transplantation de colons dans les Eastern Townships. Tout en continuant ses tentatives de déposséder les Québécois de leurs terres seigneuriales dans la vallée du Saint-Laurent et la vallée du Richelieu, le parti du gouvernement du Bas-Canada travailla très fort, pendant des décennies, pour amener une population anglo-protestante à s'enraciner dans nos frontières. L'objectif du parti au pouvoir à Québec était de faire croître rapidement cette nouvelle population rurale de sorte qu'elle surpasse en nombre la vieille population franco-catholique et conséquemment finisse par envoyer une majorité de représentants au Parlement du Bas-Canada.
Ce projet fut en fin de compte un échec, et les Québécois sont demeurés à ce jour non seulement majoritaire sur l'ensemble de leur territoire national, mais ils ont même conquis les Eastern Townships. Comme les Acadiens[2] et quantités d'autres peuples de cultivateurs, les Irlandais n'ont pas eu cette chance face à leur conquérant : le projet de déposséder une population ancienne au profit d'une population nouvelle qui a échoué chez nous a en grande partie réussi en Irlande deux siècles plus tôt.
Comment cela s'est-il passé?
En 1652, au terme d'une guerre sanglante de 11 ans au cours de laquelle environ 616 000 des 1 466 000 habitants de l'Irlande périssent par l'épée, la peste ou la famine[3] , l'île verte est pacifiée. Les troupes puritaines qu'Olivier Cromwell fait débarquer en Irlande en août 1649 écrasent la confédération catholique royaliste qui appuyait l'installation du roi Charles II sur le trône de l'Angleterre. Cette confédération, qui n'espérait au fond que des garanties sur le libre exercice du culte catholique, réunissait exceptionnellement les Gaëls et leurs maîtres les Vieux-Anglais face à un ennemi commun. Cet ennemi était l'impérialisme anglais doublé d'un nouveau fanatisme protestant qui allait faire le malheur de l'Irlande pour les siècles à venir.
La Loi pour la colonisation de l'Irlande, votée par le Parlement de la République de l'Angleterre le 12 août 1652, marque le commencement d'une entreprise de dépossession extraordinaire au terme de laquelle les terres des catholiques sont confisquées et offertes à des protestants. Le peuple irlandais subit l'exil et la déportation dans les Antilles et en Amérique du Nord, où on l'achète à neuf shillings et dix pence par tête. Ceux qui restent sont destinés à survivre dans la misère après avoir été transplantés dans « une immense réserve indigène isolée et facile à contrôler[4] ». Cette réserve était constituée de la province du Connaught et du comté de Clare dans le nord-ouest de la province du Munster, où les « papistes » avaient ordre de se regrouper avant le 1er mai 1654. Pour diverses raisons dont les difficultés administratives, ce projet échoua et seulement 10% de la population indigène fut transplantée dans la réserve. Au lieu d'être délocalisés sur les terres les moins fertiles de leur pays, les Irlandais devinrent les ouvriers agricoles de vastes terres possédées par des spéculateurs anglais qui en grande majorité ne mettront jamais les pieds en Irlande et ne favoriseront pas la colonisation voulue par la métropole.
Au lendemain de la mort de Cromwell, la République anglaise s'effondre et le commandement de l'armée anglaise installe Charles II sur le trône d'Angleterre le 8 mai 1660, sur celui d'Irlande le 14 mai 1660[5] . Peu après cette restauration monarchique, toutes les lois du Parlement de la République sont déclarées nulles. Les Irlandais dépossédés, punis en grande partie parce qu'ils ont appuyé Charles II sur la base de fausses promesses, se mettent à espérer un juste retour de balancier. Hélas, mis à part les nobles catholiques, principalement les Vieux-Anglais, les Irlandais ne reçoivent que des miettes et l'injustice du partage des terres entre protestants et catholiques, superposée à l'injustice historique du partage des terres entre les Gaëls et les Vieux-Anglais, se cristallise. Détail intéressant, la cour des réclamations instituée pour juger les plaintes des propriétaires dépossédés doit d'abord établir si les réclamants sont innocents ou coupables d'avoir trahi le roi. Malgré les milliers de réclamations certainement justes qui ne sont jamais examinées par cette cour temporaire, des protestants se plaignent de la « générosité » des ses sept commissaires, parmi lesquels se trouvait un ancêtre direct de Winston Churchill[6] .
[->6215]Par son cynisme et sa mascarade, cette expérience de « justice réparatrice » a peut-être servi d'inspiration au gouvernement colonial du Canada-Uni dans l'affaire sordide qui, chez-nous, s'est conclue par l'incendie de l'Hôtel du Parlement de Montréal en 1849...
Morale de cette histoire? Il n'y a en pas bien sûr! Bienvenue dans le monde réel!!
NOTES
1. ↑ Pierre Joannon, Histoire de l'Irlande et des Irlandais, Édition Perrin, 2009, 832 p. [1]
2. ↑ Pour un résumé succinct des conséquences de la conquête anglaise pour les Acadiens, je suggère fortement la lecture du discours que le juge Michel Bastarache a livré dans le cadre du 400e anniversaire de fondation de l'Acadie le 14 septembre 2004. Le texte est disponible dans La Bibliothèque indépendantiste.
3. ↑ Pierre Joannon, p. 111
4. ↑ Pierre Joannon, p. 112
5. ↑ Pierre Joannon, p. 117
6. ↑ Pierre Joannon, p. 118


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2 commentaires

  • Laurent Desbois Répondre

    16 septembre 2010

    Entre 1870 et 1930, l’exil de millions de Québécois aux États-Unis (13 millions recensés en 1980)
    Lors du recensement américain de 1980, les personnes qui se déclaraient d’origine Française constituaient le cinquième groupe ethnique aux États-Unis, juste avant les Italiens et ils représentaient 13 millions d’habitants. Si le sujet vous intéresse, il est exploité dans le livre « The French-Canadian Heritage in New England » écrit par le franco-américain Gerard J. Brault, University Press of New England, Hanover, 1986. On peut y lire : « Many Franco-Americans also have Acadian ancestors, but an overwhelming majority are descended from Quebecois. Emigration to the United States occurred mainly from 1870 to 1930, peaking in the 1880s. ».
    Effectivement, il y a deux fois plus de Québécois aux Etats-Unis, qu’au Québec!!!!!
    Cette émigration était aussi motivée par les mêmes raisons économiques.
    Après la pendaison de Louis Riel et le génocide des métis dans l’ouest canadien, le gouvernement canadien appliqua une politique de colonisation dans l’ouest canadien, en y distribuant des subventions et en y donnant des terres. Il y eu une vaste campagne de promotion en Europe. Il est important de noter que ces privilèges n’étaient pas disponibles pour les Québécois, qui comme vous le dites, manquaient de terres à cultiver. C’est ce qui explique leur exil aux États-Unis, plutôt que vers l’ouest canadien.
    Il y a environ 7 millions de francophones au Québec et un million de francophones hors Québec. Si le Canada avait permis aux Québécois de coloniser l’ouest canadien plutôt que de s’exiler aux États-Unis, on peut supposer qu’il y aurait 21 millions de canadiens dont la langue maternelle serait le français. La population totale du Canada est d’environ 32 millions d’habitants.
    Les francophones seraient, et de loin, le groupe majoritaire dans ce beau Canada.
    Est-ce que la politique d’exclusion des Québécois dans ce beau Canada, tout comme celle de rendre le français illégal dans tous les autres provinces à la même époque, était préméditée ou un pur hasard???
    Serait-ce l’application du rapport Durham, qui préconisait la disparition ou le génocide des Québécois?
    Que de se poser la question, c’est d’y répondre!!!!

  • Archives de Vigile Répondre

    21 août 2010

    Cher Mathieu,
    Vous avez bien raison de nous rappeler l'inique Acte d'union dont plus personne ne connaît les conséquences aujourd'hui. Et ces tentatives de nous noyer dans une mer d'anglo-saxons, un peu comme on le fait aujourd'hui avec les immigrants dont la plupart sont originaires de colonies anglaises.
    Vous êtes jeune, alors il faut que vous enseigniez, rappelliez des pans de notre Histoire que la plupart des gens ne savent plus aujourd'hui.
    Le passé est garant de l'avenir, dit-on.