Laurent Pinsolle a compulsé « Le capitalisme à l'agonie » de Paul Jorion, ouvrage dans lequel il analyse les rouages du capitalisme et la crise actuelle à travers l’économie mais aussi l’histoire et la philosophie. Retrouvez ci-dessous la première partie de cet article, et la deuxième, publiée mardi par erreur.
Après « La crise » et « L’implosion », avec « Le capitalisme à l’agonie », Paul Jorion s’attaque à une tâche plus large, l’analyse des rouages du capitalisme à travers l’économie mais aussi l’histoire et la philosophie.
La dérive néolibérale
Comme beaucoup d’auteurs, Paul Jorion attribue en partie les dérives actuelles à la chute du mur de Berlin, qui incitait le capitalisme à une certaine « décence ». Dans un écho à l’analyse de Galbraith de la crise de 1929, il pointe le doigt sur l’effet de levier, qui « démultiplie le profit potentiel et démultiplie bien entendu la perte potentielle exactement dans la même proportion ». Il dénonce l’impasse actuelle : « réduire la dette publique des Etats tout en assurant la croissance ».
Il soutient que « le secteur bancaire s’est écroulé, l’Etat s’est porté à son secours et est tombé à sa suite. La banque a alors grimpé sur les épaules de l’Etat, ce qui lui a permis de sortir du trou. L’Etat, lui, y est resté ». Pire, ce sont les citoyens qui doivent régler la note. Il dénonce la loi Franck-Dodd, qui a non seulement préservée l’activité spéculative, mais l’a même « optimisée ».
Paul Jorion revient longuement sur l’audition de Goldman Sachs par les autorités étasuniennes. Il y décrit comment, après avoir acquis des créances subprimes, « les banques refilèrent à leurs clients les pertes qui s’y annonçaient », pariant même « sur la chute de ce qui apparaissait soudain comme un secteur du crédit condamné globalement ». L’auteur dénonce « une industrie financière précipitant sa propre perte en pariant sur celle-ci et démarchant fébrilement des contreparties éventuelles ».
Retour vers le passé
L’auteur rappelle l’opposition de Keynes à l’étalon or et, comme Jacques Sapir, il souligne son opposition aux déséquilibres commerciaux et évoque son souhait de création d’un « système de récompenses et de pénalités faisant en sorte que les nations (…) soient encouragés à maintenir un équilibre entre leurs importations et leurs exportations », la charte de la Havane. Il souligne le rôle de la monnaie pour y arriver, via les dévaluations et les réévaluations.
Il rappelle que le plein emploi était pour lui un « impératif moral », l’objectif premier de toute politique. Pour Keynes, il était aussi important de distinguer les capitaux spéculatifs des authentiques investissements, qui apportent de la valeur à long terme : « aucun pays ne pourra désormais autoriser sans risque la fuite des capitaux pour des raisons politiques, pour échapper à l’impôt ou dans l’anticipation d’une évasion fiscale » dans ses « Propositions pour une Union Monétaire International ».
Paul Jorion développe également une thèse audacieuse mais qui semble faire sens sur le rôle du dollar dans le monde. Il soutient que « pour que le dollar puisse assumer son rôle de monnaie de référence, il faut que la balance commerciale des Etats-Unis soit en permanence déficitaire » car cela contribue à la dollarisation de la planète financière. En outre, cela maintient un dollar faible sans risquer l’hyperinflation et cela impose de facto les pays excédentaires à financer la dette.
Les « ventes fictives »
L’auteur revient de manière passionnante sur les évolutions du droit des produits dérivés au 19ème siècle. Jusqu’en 1885, les paris sur les fluctuations de prix étaient interdits en France, les ventes à découvert (quand le vendeur ne possède pas ce qu’il vend) étant appelées « ventes fictives ». En effet, jusqu’à cette date, la législation française les assimilait à un jeu et une ordonnance de 1629, déclare « toute dette de jeu nulle (…) et déchargée de toutes obligations civiles et naturelles ».
En clair, « le perdant (pouvait) invoquer l’exception de jeu pour tenter d’échapper à ses obligations », freinant le développement de ces « ventes fictives ». Malgré tout, se développe au milieu du 19ème siècle « la Coulisse », une Bourse illégale qui va attirer plus de la moitié des transactions du fait de ses coûts inférieurs. Mais le krach de 1882 poussa le législateur à accepter les ventes à découvert pour les faire rentrer dans la légalité, et suivre la libéralisation mise en place dans les autres pays…
Quelle meilleure conclusion que cette citation de Hegel rapportée par l’auteur dans son introduction : « l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer ».
Assez naturellement, l’auteur complète son analyse des causes de la crise économique actuelle par un regard pointu et passionnant sur les questions financières, qu’il connaît bien.
Un système dysfonctionnel
Paul Jorion classe les acteurs du capitalisme en trois grandes catégories : les capitalistes (actionnaires), les dirigeants d’entreprise et les salariés (la 4ème, les marchands, n’ajoute pas grand chose à l’analyse). Il souligne qu’aujourd’hui, les intérêts des dirigeants ont été trop alignés sur ceux des capitalistes et que les salariés ne sont plus traités comme parties prenantes des entreprises, mais comme un simple facteur de coût, purement substituable, du fait du chômage de masse.
Il souligne de manière extrêmement pertinente la montée des « ententes implicites, sans concertation, qui peuvent émerger spontanément tant elles se révèlent avantageuses pour les vendeurs », citant Marx pour qui « l’armée la moins affaiblie par les bagarres internes (ici, les capitalistes), remportera la victoire ». L’explosion des taux de profits des grandes entreprises, notamment dans quelques secteurs (banques, pharmacie ), confirme totalement ses dires.
Il dénonce la « vague ultralibérale libertarienne » qui a conduit à « un excès dans la déréglementation capable de tuer le système capitaliste lui-même bien plus sûrement qu’une intervention excessive de l’Etat, en obligeant celui-ci à intervenir au-delà de ses moyens financiers ». Il dénonce le recours excessif au crédit, qui hypothèque l’avenir ainsi que l’explosion des inégalités, qui ont retrouvé en 2007 les niveaux de 1929, ce qui devrait conduire à une réflexion sur le système actuel.
Anatomie de l’anarchie financière
Paul Jorion est toujours aussi passionnant quand il raconte le fonctionnement délirant des marchés financiers, dont il dénonce le caractère darwinien, « où les plus petits sont inéluctablement éliminés ou absorbés par les plus gros ». Il rappelle les dérives de la titrisation, qui permet de sortir les créances des bilans et d’enregistrer des gains avant qu’ils ne soient concrétisés. Il souligne que cela déclenche aussi des bonus indus pour les dirigeants des entreprises concernées…
Il dénonce l’aléa moral que représentent les CDS, cette « assurance sur la voiture du voisin » et rappelle tous les cercles vicieux qu’entraînent ces nouveaux outils de la finance, montrant que l’augmentation de la demande d’une assurance sur un risque fait monter son prix sans que le risque ne progresse, introduisant une distorsion dangereuse entre la finance et la réalité. En outre, il rappelle le caractère «auto réalisateur» des marchés, dont les paris créent les conditions de leur réalisation.
Il souligne également le rôle des CDO, ces titres composés d’actifs plus ou moins pourris, qui pouvaient également être purement synthétiques, de purs paris apparentés à un casino. Il revient également sur les dernières innovations, celles qui apporteront sans doute le krach de demain : les dark pools et le High Frequency Trading (HFT). Les « dark pools » sont des marchés non transparents qui permettent au système financier de vendre et acheter en toute discrétion.
Paul Jorion souligne que ces derniers permettent le « front running », système où une banque place un ordre d’achat en son compte juste avant l’exécution de l’ordre important d’un client, qui fait donc monter les cours, pour lui « une variété du délit d’initié ». Le HFT représente plus de la moitié des volumes échangés aujourd’hui à New York. Il permet de manipuler les prix à court terme car « la quasi-totalité des offres d’achat ou de vente est annulée avant de se matérialiser ».
L’auteur y voit la raison majeure du « krach éclair » du 6 mai 2010, où la Bourse a perdu soudainement 10% (dont 5% en quatre minutes !) lors des premières émeutes en Grèce. Officiellement, il s’agirait d’une vente panique à tout prix d’un acteur important qui aurait déclenché l’effondrement. Mais Paul Jorion rapporte les dires du rapport de la SEC pour souligner le rôle du HFT, lié à l’échange virtuel et automatisé de 27 000 contrats en 14 secondes alors que le nombre réel n’était que de 200.
Bref, tout semble d’ores et déjà en place pour la prochaine crise. Celle de 2008 sera venue de la titrisation, des CDS et des CDO. La prochaine sera probablement le produit des dark pools et du HFT.
Paul Jorion, Le capitalisme à l’agonie, Fayard
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