Médias : « domestiquer » les GAFAM ne sera pas une mince affaire

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Les oligarques californiens contrôlent l'agenda politique canadien


Dans sa critique de mon Bilan de la Commission sur l’avenir des médias, Pierre Sormany décrit le mode d’emploi pour « faire contribuer les géants du web au financement des médias ». Il donne l’exemple de la riposte du gouvernement canadien, dans les années 1970, à l’envahissement américain dans les médias canadiens. Le gouvernement a alors décidé que les entreprises ne pourraient plus déduire de leurs revenus les dépenses publicitaires faites dans les médias étrangers.


« Cette mesure, écrit-il, a permis de ramener vers les publications canadiennes l’essentiel des budgets publicitaires qui tendaient à fuir vers les États-Unis, et elle a amené quelques grandes publications à créer des éditions canadiennes pour récupérer une partie de ces revenus. »


Il croit que si on étendait cette mesure au web « cela aurait comme effet d’inciter les entreprises d’ici à placer une bonne partie de leurs publicités sur les sites de médias canadiens (ou éventuellement sur d’autres plates-formes canadiennes qui pourraient se développer) et à induire les entreprises ‘‘sans adresse nationale’’ qui dominent présentement le marché publicitaire à créer des filiales canadiennes, comme l’a fait (depuis longtemps) le Huffington Post, par exemple ».


Je ne partage pas son avis. Même privées de déductions fiscales, les entreprises vont continuer à préférer placer leurs publicités dans les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) parce que ces dernières peuvent leur offrir de cibler avec une précision chirurgicale leur clientèle.


 


Mégadonnées


Les GAFAM ont engrangé – et continuent de collecter – une somme phénoménale de mégadonnées personnelles (Big Data), qui leur permettent d’anticiper nos comportements d’achats et de vendre de la publicité en conséquence. Tout le monde a fait l’expérience de voir apparaître sur son écran d’ordinateur des publicités d’un produit après une brève recherche d’achat de ce produit.


Des auteurs pensent même que les GAFAM pourront déterminer nos comportements futurs. Donnons simplement l’exemple des compagnies d’assurance automobile qui font varier leurs tarifs en fonction du comportement du propriétaire de la voiture dont la conduite est analysée par suite de la cueillette de données au moyen de capteurs. Les assureurs, avec la complicité des géants du numérique, connaissent vos déplacements, si vous accélérez rapidement ou pas, si vous dépassez ou non les limites de vitesse, si vous freinez rapidement, si vous utilisez les clignotants lorsque vous tournez, etc., etc.


Ce n’est pas tout. Connaissant les parcours empruntés, les arrêts, l’heure de ces arrêts, ils peuvent savoir, par exemple, quels restaurants vous fréquentez. Supposons que vous vous rendez souvent dans les Casa grecque. Si vous effectuez un voyage au Saguenay et que vous cherchez sur Internet un restaurant, Google va mettre en tête de liste de votre recherche la Casa grecque Chicoutimi. Il y a fort à parier que la chaîne de restaurants Casa grecque va préférer acheter de la publicité sur Google plutôt que dans le journal Le Quotidien. Déductions fiscales ou pas !


Il faut mal connaître la réalité des GAFAM pour croire que des « plates-formes canadiennes pourraient se développer » et être en mesure de les concurrencer. Les GAFAM sont en situation de monopole. Elles ont acheté à prix d’or les concurrents potentiels. Google, par exemple, s’est porté acquéreur de 203 entreprises, dont Nest Lab pour 3,2 milliards $, Motorola Mobility pour 12,5 milliards $, DoubleClick pour 3,1 milliards $, YouTube pour 1,65 milliard $, AOL pour 1 milliard $.


Si Google s’est porter acquéreur de YouTube, ce n’est pas pour la possibilité d’y afficher de la publicité. Ce qui intéresse Google, c’est d’intégrer dans son algorithme les données personnelles laissées par les utilisateurs lors des visionnements de films, afin de peaufiner leur profil comportemental.


Plus intrusif encore est Google Street View. Des voitures équipées de caméras ont circulé dans toutes les rues et routes d’Amérique du Nord, d’Europe, de Nouvelle-Zélande et de Taïwan en prenant des images qu’un logiciel assemble pour donner l’impression de continuité et permettre de visualiser un panorama à 360 degrés. Cependant, on a découvert que la voiture était aussi équipée d’un système qui captait sur son passage tous les signaux 3G/GSM et Wi-Fi, et enregistraient des centaines de milliards de données personnelles. Le panorama à 360 degrés n’était qu’un trompe-l’oeil pour camoufler le véritable objectif de l’opération.(1)  


 


Un lobbying agressif


C’est pour tenter de les « domestiquer » que, le 9 septembre dernier, les procureurs de 49 États américains ainsi que ceux de Washington DC et de Porto Rico ont demandé l’ouverture d’une enquête antitrust contre Google. Avec Facebook, Google s’accapare des deux tiers de la publicité en ligne.


Il n’est pas anodin que l’offensive vienne des États fédérés. Cela signifie que les dirigeants de ces États n’ont confiance ni à la présidence ni au Congrès des États-Unis pour les « domestiquer », étant donné leurs accointances avec l’administration Trump et l’ampleur des activités de lobbying des GAFAM auprès de ces institutions.


L’excellent documentaire The Great Hack, présenté sur Netflix, montre comment la firme britannique Cambridge Analytica a utilisé les données de plusieurs millions d’utilisateurs de Facebook pour identifier les électeurs « influençables », lors de la dernière campagne présidentielle américaine, et les inciter à voter pour Donald Trump. D’autre part, les GAFAM ont dépensé, en 2018, plus de 64 millions $ en lobbying pour empêcher le Congrès américain et d’autres institutions d’intervenir dans leurs activités.


Le journal français Le Monde, qui commente en éditorial, dans son édition du 12 septembre, l’action des procureurs des États américains, croit aussi que « les amendes et les taxes n’auront que peu d’effets sur des entreprises dont les coffres débordent » et que celles-ci « utilisent leur position dominante pour verrouiller l’écosystème numérique ».


 


Le cas de Netflix


Pierre Sormany affirme que si Justin Trudeau a refusé de taxer Netflix, ce n’est pas parce qu’il voulait éviter des représailles de la part des Américains qui ne toléreraient pas une telle taxation, comme je l’ai écrit. Selon lui, « le refus du premier ministre fédéral s’explique uniquement parce qu’il avait promis, en campagne électorale, de ne pas imposer de nouvelle taxe à Netflix ».


L’argument ne convainc pas. Justin Trudeau a laissé tomber bon nombre de promesses électorales (scrutin proportionnel, etc.). L’argument de ne pas vouloir alourdir le fardeau fiscal de la classe moyenne était risible. Mélanie Joly en sait quelque chose.


Je pense que Trudeau marchait alors sur des œufs et ne voulait tout simplement pas indisposer Trump pendant la renégociation de l’ALENA. Netflix en a profité. Le 6 septembre dernier, le Journal de Montréal posait la question : Deux ans après l’entente : où sont les 500 millions $ promis par Netflix pour des productions canadiennes ? L’attaché politique du ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez déclarait : « En vertu de la loi, c’est à l’entreprise de divulguer les détails sur ses investissements, pas au gouvernement ». De toute évidence, Trudeau s’est fait rouler dans la farine.


 


Les coopératives de travailleurs


La proposition de Pierre Sormany de mettre sur pied un programme de soutien à la création et la gestion des coopératives de travailleurs est intéressante. Elle permettrait de subventionner les travailleurs plutôt que les Québecor et Bell-Globe Media de ce monde.


Cependant, elle ne m’apparaît pas réaliste dans le contexte actuel pour sauver tous les médias du Groupe Capitales Médias. La publicité ne sera pas davantage au rendez-vous avec une coop plutôt qu’avec un propriétaire privé.


Pierre-Karl Péladeau a fait connaître sa solution : économies d’échelle avec l’intégration des médias du Groupe Capitales Médias dans son empire; suppression de la moitié des postes; réouverture des conventions collectives.


PKP serait en droit de s’attendre à ce que le gouvernement Legault favorise cette solution. Après tout, les médias de Québecor n’ont-ils pas été à l’origine de l’émergence de la CAQ en 2011, à ses tout débuts, à coups de pages frontispices, photos, entrevues, articles bienveillants, coiffés à la fin, comme il se doit, par un sondage Léger-Marketing favorable.


Mais Legault peut aussi craindre une trop grande influence de PKP sur les affaires de la province. On se souviendra comment il avait manipulé le PQ, le maire Labeaume et les Libéraux pour son amphithéâtre à Québec. Et, qui sait?, PKP pourrait toujours être tenté par la direction du Parti Québécois...


Il est donc plus probable qu’on assiste au démantèlement du Groupe Capitales Médias. Il ne reste plus qu’à souhaiter que certains de ces médias deviennent la propriété de coopératives de travailleuses et de travailleurs avec un financement étatique adéquat, idéalement sous la forme proposée par Pierre Sormany.