Grève étudiant

Lettre à mes étudiants

Conflit étudiant - grève illimitée - printemps 2012



Chers étudiants,
En ces temps politiques difficiles, vous faites l'expérience de l'exercice de la démocratie et de son application plutôt parcimonieuse et partiale : vous découvrez sans doute que le beau modèle expliqué dans les manuels du secondaire ne correspond en rien à ce que vous vivez en ce moment. Devant votre légitime indignation lorsque vous découvrez que la mauvaise foi, la corruption et le mensonge de la classe politique ne vous permettent pas d'être des citoyens romains exemplaires, vous criez et vous remuez le centre-ville pour vous faire entendre.
On vous dit alors d'être pacifiques, et c'est un bon conseil. Un très bon même, car vous ne faites pas le poids contre les robots du SPVM et leurs acolytes un peu moins en forme de la SQ. Ils sont entraînés, ils sont armés et, plus important encore, beaucoup plus important, ils sont animés d'une ferveur professionnelle à toute épreuve qui est elle-même alimentée par l'assurance de faire ce qui doit être fait, d'être dans le droit, d'être des défenseurs invétérés de la loi. Bien des exemples des dernières années nous le prouvent et si la mémoire médiatique oublie, la mienne garde très frais les souvenirs du Sommet des Amériques d'avril 2001 à Québec, où arrestations illégales, voies de fait, usage (très) excessif de la force, atteinte aux droits fondamentaux, atteinte à la pudeur (qui se souvient des douches de décontamination en pleine rue ?) et autres révoltantes démonstrations de brutalité policière étaient légion. J'avais 18 ans à l'époque, j'étais au cégep, j'étais dans la rue à titre de street medic et j'ai compris, lors de ces trois jours d'affrontements épouvantables et surréalistes, que les voies politiques usuelles ne fonctionnent pas et que la loi est une bien étrange chose qui n'obéit pas au sens commun, mais bien plus au pouvoir en place.
Bête à deux têtes libérale
On vous dit de respecter la loi, d'être tranquilles, de manifester dans le silence après vos cours et la fin de semaine après avoir étudié et après, bien souvent, votre quart de travail. Pour que vous acceptiez cela, il vous faudrait avoir l'assurance que votre gouvernement, celui qui vous demande de vous calmer, sera prêt à vous écouter quand vous lui dites qu'une de ses décisions n'est peut-être pas la meilleure. La bête à deux têtes libérale fait la sourde oreille depuis des mois : pourquoi les écouter, ces Jean Charest et Line Beauchamp, alors qu'eux ne prennent pas au sérieux 200 000 personnes dans les rues ? Pourquoi les étudiants, les professeurs, les syndiqués devraient-ils respecter la loi à la lettre alors que le gouvernement fait fi de la démocratie ? Pourquoi obtempérer aux ordres des policiers qui déclarent illégale à la va-comme-je-te-pousse une manifestation pacifique et qui a simplement le malheur de se trouver trop près de l'endroit où l'empereur libéral raille les étudiants et méprise des citoyens (des experts, des professeurs, des personnalités politiques importantes, etc.) qui auraient des solutions à proposer ? Les lois sur les mesures de guerre, au final, c'est encore au goût du jour ? Comment peut-on éviter les débordements de violence très anecdotiques de la part des étudiants alors qu'à tout moment les pouvoirs politique, policier et judiciaire bafouent les droits et libertés de ceux-ci ?
Je ne peux pas être contre la vertu et j'aimerais vraiment que tout se passe gentiment comme au jardin d'enfants, et qu'on se le dise « avec les mots, pas avec les poings », mais les manifestants, pour reprendre l'expression d'un journaliste de la radio d'État, « n'ont pas le monopole de la violence ». On est vraiment loin du compte. Demander à des manifestants, qui se font très souvent tabasser pour rien, d'être pacifiques, c'est demander à la souris de ne pas trop se débattre entre les mâchoires du lion. On vous dit que vous demandez trop, que vous êtes irréalistes. Mais qui vous dit cela, sinon ces mêmes gens qui ont bénéficié de ce modèle scolaire à leur époque et qui, maintenant, sollicitant des soins de santé qui engagent des frais astronomiques et bénéficiant aujourd'hui de tous leurs beaux programmes sociaux qui ne tiendront plus la route quand cela sera notre tour, osent vous dire qu'il faut faire votre « juste part » ? Et votre part à vous, chers aînés, elle se réclame quand ? Avant ou après l'effondrement de la Caisse de dépôt et placement ? Avant ou après votre pension à 65 ans parce que vous êtes nés avant 1958 ? Avant ou après la vente de vos biens immobiliers qui, bien souvent, vous ont été légués et qui ont, aujourd'hui, décuplé de prix ? C'est le comble de l'avarice, selon moi : refuser aux générations suivantes ce dont on a joui pour pouvoir continuer à en jouir jusqu'à la toute fin.
Le châle du bien-être financier
On vous abreuve de réprimandes, de conseils et on vous traite comme des enfants écervelés. Je vous dis, moi, que c'est à votre tour de traiter ces parvenus comme de vieilles personnes qui s'emmitouflent dans le châle de leur bien-être financier et qui ne veulent surtout pas que l'on touche à leur manger mou, qu'on déplace un meuble pour plus d'efficacité, qu'on les entretienne de nouvelles idées que leurs esprits séniles embués d'immobilisme politique et perclus d'avarice sont incapables de comprendre. On vous dit de bien belles choses, on vous dit comment faire, comment penser, comment être invisibles. Or, il est temps, et vous le montrez encore de plus belle après deux mois de grève, à votre tour, de dire quelque chose, et c'est à eux d'écouter.
Vous me permettrez, chers étudiants, de vous dire, humblement, une seule chose : ne cessez pas d'exprimer vos opinions, vos idées, ne cessez jamais d'être bouillants, d'être indignés, d'être vivants : vous êtes l'énergie de maintenant et de demain, vous êtes ce qui me motive à participer aux manifestations, à brandir ma pancarte, à chanter les slogans et à soutenir votre — notre cause — du mieux que je le peux. Poussez-moi dans le dos quand je veux retourner chez moi boire du vin à l'abri de Martineau, criez-moi dans les oreilles quand je veux dormir et obligez-moi à considérer vos opinions. Je vous vois dans la rue, je vous entends, je vous parle, je manifeste avec vous et je suis fier, impressionné et drôlement confiant par rapport à l'avenir, car je sais que vous n'êtes pas les enfants rois égoïstes dépeints par les médias : vous luttez pour un meilleur monde, une société plus solidaire et vous n'avez pas à vous excuser pour le dérangement. Vous faites simplement votre devoir de citoyen qui doit, pour le bien de la société, dénoncer ce qu'il croit être néfaste pour celle-ci. N'écoutez pas ces bêtes moralistes qui se vautrent dans une inertie politique et idéologique lamentable et qui peinent, quand ils l'osent, à seulement voter tous les quatre ans.
Votre devoir est de vous exprimer, et c'est là votre droit également. Si le gouvernement ne veut pas même vous entendre, parlez plus fort. Ne cessez pas la lutte, car cela en est une considérable. On se revoit en classe, mais bien plus tard, quand vous aurez gagné.
***
Philippe Rioux - Professeur de littérature au collège Ahuntsic


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