M.Smith, vous dont l’œuvre a su traverser plus de deux siècles, avez-vous idée de ce qu’il est advenu des nobles principes que vous souteniez en 1759 dans votre «Théorie des sentiments moraux»? Que dire de l’engouement que vous aviez manifesté quant aux vertus du libéralisme économique, dans ce qui fut une quasi-bible pour vos successeurs? Nous parlons, bien sûr, de votre œuvre ultime publié en 1776 : «Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations.»
Monsieur Smith, nous avons dévoré non seulement votre œuvre, mais celle de certains qui vous ont précédé tel François Quesnay et d’autres qui vous ont succédé tels les David Ricardo, Thomas Malthus, Jean-Baptiste Say pour ne nommer que ceux-là.
M. Smith, si vous êtes bien au chaud dans cet au-delà, restez-y! Car ce que je vais vous notifier, de ce qu’il est advenu des valeurs et des espoirs dont vous faisiez état dans vos écrits, vous donnera froid dans le dos.
Monsieur, vous avez louangé les vertus du libéralisme économique parce que la libéralisation des marchés permettrait, pensiez-vous, aux plus basses classes de la société de bénéficier de l’effet de concurrence entre entreprises, obligeant ces dernières à faire preuve d’ingéniosité et ainsi produire plus à moindre coût, créant ainsi une pression à la baisse des prix. Vous qui avez illustré ce destin inéluctable par l’allégorie de la main invisible, voulant ainsi nous faire entendre qu’il n’était nulle nécessité pour quiconque d’intervenir sur la régulation de l’économie, qu’elle saurait retrouver l’équilibre d’elle-même.
De la cristallisation de la richesse entre les mains d’une monarchie despotique qui pratiquait un protectionnisme narcissique vous avez prophétisé qu’en abolissant les barrières qui entravaient la libre circulation des marchandises, que cela donnerait lieu à une répartition plus équitable de la richesse.
À votre façon, vous étiez un précurseur en défendant des valeurs humanistes telles la justice sociale, la liberté de commerce qui mèneraient à l’entraide et la coopération entre les peuples. Valeurs que vous entendiez par les principes de sympathie, de morale et de justice sociale.
Eh bien, malgré tous les espoirs et les rêves que vous évoquiez et que vos successeurs partagèrent, nous vous dirions que les vertus du libéralisme économique se sont mutées en cauchemar.
Ces petites entreprises florissantes dans un environnement d’égalité et de fraternité, bref de saine compétition, sont devenues des ogres insatiables que l’on prénomme à juste titre : multinationales. À tel point, qu’elles sont à la recherche constante d’occuper une plus grande part de marché afin d’évincer toute concurrence et ainsi engranger des profits inconsidérés dont on ne voit aucunement les retombées et que votre foi dans les vertus du libéralisme laissait espérer. Leur maniaquerie à vouloir contrôler leurs activités tentaculaires les mène à des politiques de réingénierie mettant ainsi à la rue des employés par milliers, tel du bétail que l’on mène à l’abattoir.
Pour ce qui est des valeurs humanistes que vous chérissiez, il faudra repasser. Elles vont jusqu’à déposséder de leurs ressources, les nations moins nanties à qui elles laissent miroiter des lendemains improbables. Elles n’ont ni patrie ni sentiment d’appartenance. Ces firmes ont à leur service des stratèges sans âme qui fomentent des entourloupettes pour contourner le fisc en prétendant qu’il n’y a rien d’immoral d’optimiser sa fiscalité. Alléguer que leur appétit insatiable laisse des séquelles innommables, c’est peu de le dire! Il faut voir tous ces manants qui errent ici et là dans les cités n’ayant comme seul horizon que le bout de leurs godasses. La richesse des nations n’est pas pour eux. Elle s’est cristallisée au sein d’une infime parcelle de nantis qui s’acoquine hommes d’État et « overclassn»[1] pour maintenir leur hégémonie. Ces corporations ont une vision si courte que les saignées irréparables qu’elles font à l’écosystème n’apparaissent pas dans leurs rapports annuels. La survie de l’homo sapiens ne semble pas les préoccuper. Qui plus est, monsieur Smith, ce que d’aucuns de l’école classique n’auraient su prédire, c’est : la tyrannie despotique du secteur financier. Eh oui! Contrairement à toutes attentes, nous n’en sommes plus à la richesse des nations telle que décrite dans votre œuvre. Non! Nous errons sur un sentier où la richesse virtuelle a pris le pas. La monnaie qui en votre temps faisait office de médium d’échange, est devenue marchandise qui se transige. Tellement et tant, que des montagnes de deniers se déplacent journellement sans que nul n’ait sorti un sou de son escarcelle. Monsieur Smith, le secteur financier a réussi à asservir nos gouvernants qui sont tout en courbettes devant cette nouvelle monarchie. Nos nations croulent sous l’endettement à un niveau tel qu’il est impensable d’espérer des lendemains qui chantent.
Voilà M. Smith ce qu’il est advenu de la richesse des nations. Mais, me susurriez-vous, il faudrait que vos porte-paroles dans vos parlements interviennent. Je vous répondrais que leur plaisir maladif du pouvoir les mène à maintenir la norme et plier l’échine. Ce sont des pleutres M.Smith qui laissent croire au bon peuple que des principes d’équité et de justice sociale sont le socle de leur engagement. Il n’en est rien, ils sont les vassaux d’une oligarchie financière. Nous préférons taire toute les frasques que ces truands se permettent, laissant croire au bon peuple qu’ils sont blancs comme neige…
M. Smith, s’il m’était permis, en toute humilité, de redéfinir le concept de richesse des nations pour le XXI siècle, voici ce que j’en dirais : il nous faut civiliser le marché, soit passer d’une richesse de l’avoir à l’une centrée sur l’être. Pour ce faire, il nous faut :
Prioriser l’écosystème…
Il est de toute première instance que toutes les politiques de développement économique se fassent dans le respect et la protection de l’écosystème. Et qu’à l’instar des groupes écologistes néerlandais[2], soient poursuivis ces poltrons siégeant dans nos parlements qui manquent à leur engagement malgré leurs multiples parades portant sur le climat[3]. Nous pousserions l’audace jusqu’à dire que s’il est permis aux grandes corporations de poursuivre les États, il devrait être de bon droit que des groupes de citoyens puissent poursuivre, pour crime contre l’humanité, toutes ces corporations qui portent atteinte à la survie de l’espèce humaine en dégradant de façon inconsidérée l’environnement tout en se faisant bonne conscience en achetant des quotas de pollution. Nous pensons particulièrement aux pétrolières qui dépensent des sommes inconsidérées pour extraire la ressource des profondeurs abyssales des océans et nous maintenir dans un état de pétro-dépendance dont il faut s’affranchir sans tarder.[4]
Redéfinir la richesse de la nation…
Il est aussi de première instance qu’il y ait changement de paradigme pour ce qui est de notre représentation de la richesse d’une nation. La pensée classique nous a laissé en héritage l’idée que le quantitatif impliquerait nécessairement un effet d’entraînement sur du qualitatif. S’inspirant de votre pensée, M. Smith, vos apôtres en sont venus à construire un indicateur identifié par l’acronyme PIB (produit intérieur brut) qui mesure quantitativement la richesse de la nation. L’on postule, d’emblée, que toutes augmentations de cet indicateur auront un effet de ruissellement sur le bon peuple. Dans cette optique, nos dirigeants politiques qu’ils soient de droite ou de gauche sont en quête d’une croissance économique ininterrompue.
Qu’en est-il?
Ce sont des cyclopes/borgnes qui baignent dans le déni! Comment peut-on ignorer qu’il y a cristallisation de la richesse dans les goussets d’une infime minorité que l’on qualifierait de maîtres du monde et leur «overclass»? N’y a-t-il pas eu ce mouvement quasi mondial des «Indignés», d’«Occupy» et de Nuit debout qui ont dénoncé cette concentration de la richesse? N’assistons-nous pas en Europe à la migration de milliers de dépossédés qui, bien sûr, fuient les conflits armés, mais migrent aussi par absence d’horizons? Nous devons changer radicalement notre conception de la richesse de la nation et passer d’une conception quantitative à une conception qualitative. Bref, l’être doit primer sur l’avoir. Le plus grand paradoxe de notre conception fondée sur l’avoir est qu’il nous mène à notre propre perte. En effet, notre mère patrie la Terre ne peut répondre à ce désir insatiable de générer une croissance économique ininterrompue puisqu’il implique l’épuisement des ressources et se fait à l’encontre de l’écosystème. Qui plus est, l’iniquité qu’engendre cette conception quantitative de la richesse génère des tensions sociales entre nations et à l’intérieur même de la nation.
« L’augmentation des disparités sociales, associée à une meilleure prise de conscience de leur existence même, est « un mélange explosif », a-t-il mis en garde, exhortant à s’assurer que les bénéfices de la mondialisation « soient partagés plus largement et par plus de monde ».[5]
Le Royaume du Bhoutan s’est doté d’un indicateur qualitatif appelé à juste titre : BNB, Bonheur national brut. Qu’un si petit État ait pris conscience que l’être prime sur l’avoir nous donne espoir qu’il est pensable de changer de paradigme. Nous y avons déjà fait référence, l’ex-Président Sarkozi qui n’a pas la réputation d’être des plus grands progressistes et humanistes, avait donné mandat au prix Nobel d’économie M. Stiglitz pour qu’il propose un concept de la richesse fondé sur l’être…
Assujettir ces ogres de la finance…
Bien pauvre sont ces nations qui se laissent croire que le virtuel peut les enrichir. Nous l’avons souligné, il y a des montagnes de deniers qui se transigent tous les jours sur le marché des changes et qui plus est, ces transactions ne sont taxées d’aucune façon. L’avidité de ces ogres est insatiable et ne participe en rien à la richesse de l’être. Cette illusion de richesse se résume au secteur financier qui spécule journellement sur le marché des changes. La monnaie avait comme fonction de servir de médium d’échange, mais depuis la crise du système monétaire internationale elle est devenu une marchandise parce qu’on peut spéculer sur ses fluctuations. M. Smith, nous croyons que la seule façon d’enrayer la cupidité de ces ogres de la finance est de redonner à la monnaie son rôle initial en optant pour un système de taux de change fixe entre les monnaies.
Autrement, M.Smith, que penser de toutes ces entreprises qui se font bonne conscience en optimisant la gestion de leur fiscalité, se plaisent-elles à dire, puisqu’elles ne contribuent d’aucune façon à l’enrichissement de l’être. Elles se confinent au monde de l’avoir et ne participent en rien au développement qualitatif des collectivités où elles garnissent leur gousset. L’OCDE (Organisation de coopération et développement économique) évalue que de 100 à 240 milliards de $US, échappent annuellement au fisc des nations. Vous me direz, certes, qu’il appartient aux gestionnaires de l’État d’agir pour percevoir ces montants qui se perdent dans des écritures comptables, passant d’un lieu à un autre à travers des labyrinthes de sociétés écrans. Je vous répondrais, M. Smith, que ces pleutres qui nous gouvernent en sont les complices, puisqu’ils en bénéficient plus souvent qu’à leur tour. L’OCDE a proposé un «Plan d’action concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices»[6] Ce plan d’action se résume en 15 actions qui permettraient de mettre fin à cette truandise fiscale. Il est impératif que ces 15 actions soient appliquées afin que les États qui croulent sous le poids de leur dette, puissent user de ces sommes pour que cessent ces politiques d’austérité séance tenante.
Parlant de politiques d’austérité, M. Smith, je vous ai fait part que la politique monétaire que nos voisins du Sud avaient créé une récession mondiale et était à l’origine de l’endettement des États qui, auparavant, avaient réussi à équilibrer cycliquement leur budget depuis la crise de 1929. Cette dette n’a cessé de croître depuis cette époque et a été mis à mal en 2008, causé par la cupidité des ogres de la finance. M.Smith, je vous dirais que nous n’avons pas à nous sentir responsable de l'égarement de nos dirigeants ainsi que de la cupidité de ces ogres de la finance. Ce que je sais par contre, c’est que nous en payons le prix à travers toutes ces politiques d’austérité qui nous sont imposées par ces pantins de droite ou de gauche. À l’instar des recommandations de ces économistes[7] qui considèrent qu’une grande partie de cette dette est illégitime, nous opterions pour l’annulation pure et simple de cet abîme financier sous lequel nous croulons et dont nous ne sommes pas responsables. Croyant s’être libéré du joug de la monarchie au XVIII siècle, nous nous retrouvons sous l’emprise d’une oligarchie financière qui a fait preuve d’un machiavélisme sans limite dont il faudra s’affranchir. La crise des «subprimes», entre autres, en faisant preuve. Il y a urgence d’agir, puisque nous croyons n’être qu’à l’aube de leurs entourloupettes narcissiques sans âme centrées sur la richesse de l’avoir. Nous serions partisans d’une refonte, pour ne pas dire d’une nationalisation, du secteur financier afin que ses finalités soient orientées sur la richesse de l’être.
Démocratiser la démocratie…
Nous plaidons pour une redéfinition de la richesse de la nation. Bref, il nous paraît impératif de passer d’une conception centrée sur l’avoir à l’une centrée sur l’être. Un tel changement de paradigme ne peut se faire sans que les tenants de la norme, du statuquo politico/économique, ne s’y opposent.
Le passage du protectionnisme monarchique autocratique au libéralisme économique, ne s’est pas fait avec l’aval de l’aristocratie qui bénéficiait de l’ordre des choses.
De la même façon, muter d’une conception de la richesse centrée sur l’avoir à une centrée sur l’être, ne pourra se réaliser sans changement institutionnel.
Pour ce faire, il nous faudra démocratiser la démocratie. Soit, passer d’une démocratie de délégation à une de participation.
Lorsque les artisans du libéralisme économique eurent raison des tenants du protectionnisme, il fallut passer d’un despotisme monarchique, où la raison du souverain ne pouvait être mise en cause, à une démocratie parlementaire.
Le mot démocratie signifie, succinctement, le pouvoir par le peuple. Nous sommes donc passés d’un pouvoir centralisé à un système parlementaire où les représentants élus par le peuple avaient et ont comme responsabilité de porter notre parole au sein d’une institution que l’on nomme parlement.
Il est certain qu’il y a eu un saut qualitatif entre le système monarchique institutionnalisé et la démocratie parlementaire. Mais, il nous faut prendre conscience qu’au sein même de nos démocraties parlementaires une mutation s’est subtilement institutionnalisée. De porteur de la parole du peuple qu’ils devaient être, les élus ont mutés et sont devenus les apologistes de la raison d’état défendant sans vergogne les maîtres du monde plus que le bon peuple.
Les démagogues qui siègent au sein de nos institutions parlementaires défendent bec et ongle les prétentions du parti auquel ils ont fait allégeance. Le bon peuple délègue quant à lui son pouvoir pour une période déterminée à ces polémistes dont la verve et l’éloquence leur permettent d’avancer une chose et son contraire.
Nous avons soutenu que les idéaux et le rêve que défendaient les pères du libéralisme économique se sont transformés en cauchemar. Ces entreprises qui se faisaient une compétition fraternelle se sont transformées en ogres devenus les maîtres du monde. Le secteur de la finance en ayant pris la gouverne. Elles sponsorisent à qui mieux mieux les campagnes électorales et rendent ainsi les élus redevables. Elles ont des armés de lobbyistes pour influer sur les décisions de ceux qui prétendent représenter le bon peuple.[8]
Il nous apparaît que cette démocratie de délégation nous a conduit à un centralisme démocratique où nous avons remplacé le prince par un premier ministre et/ou un président. Et ceux qui sont censés porter notre parole, ne sont rien d’autre que de petits serviteurs du parti qui ont comme mission de nous convaincre de la raison d’état.
Pour qu’advienne une conception de la richesse de la nation centrée sur l’être, il nous faut passer d’une démocratie de délégation à une de participation où nos représentants ne seront plus de simples apôtres du libéralisme économique et serfs des ogres de la finance, mais agiront de façon concertée avec leurs mandants.
Mes détracteurs me diront que mes propos sont utopiques ou d’ordre philosophique voir même poétiques… Je leur répondrais que l’utopie c’est de poursuivre sur cette route, où la croissance économique aveugle et le non respect de l’écosystème nous mènera à un point de non retour…
En tout respect M. Smith,
Fernand Cousineau Ph.D. Économiste
[1] Voir Le Devoir du 26 oct 2016, «L’État-succursale…», de Simon-Pierre Savard-Tremblay
[2] Voir, Le Monde du 25 juin 2015. http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/06/25/la-justice-condamne-les-pays-bas-a-agir-contre-le-rechauffement-climatique_4661561_3244.html
[3] Ce 7 nov. 16 s’est ouvert à Marrakech COP22…
[4] Voir Le Devoir du 15 nov.-16. Article d’Hervé Asquin. Ban Ki-moon à COP22 implore d’éliminer les subventions aux énergies fossiles afin d’accélérer la transition vers les énergies vertes. Le FMI évalue à 5300 milliards $ en 2015 les subventions accordées aux énergies fossiles. Voir Le Devoir 15 nov. 16 l’article d’Alexandre Shields
[5] Propos tenus par le président Obama en Grèce lors d’une dernière visite en Europe…Voir l’aricle http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/484918/a-athenes-obama-appelle-a-un-changement-de-cap-dans-la-mondialisation
[6] http://www.oecd.org/fr/ctp/l-ocde-presente-les-mesures-issues-du-projet-beps-ocde-g20-qui-seront-examinees-lors-de-la-reunion-des-ministres-des-finances-du-g20.htm
[7] http://www.atterres.org/sites/default/files/note-dette.pdf
[8] La Commission Charbonneau au Québec en a suffisamment fait la démonstration. Et les milliards dépensés par les candidats aux dernières élections présidentielles américaines font foi de cette proximité entre le milieu de la finance et le politique…
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