Les nouveaux habits de la guerre

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Si la guerre, pour reprendre la célèbre formule de Clausewitz, n’est «rien d’autre que la continuation de la politique à travers d’autres moyens», certaines démarches qui sont présentées comme purement politiques sont parfaitement assimilables à des actions de guerre.

Si la guerre, pour reprendre la célèbre formule de Clausewitz, n’est « rien d’autre que la continuation de la politique à travers d’autres moyens », certaines démarches qui sont présentées comme purement politiques sont parfaitement assimilables à des actions de guerre. Elles peuvent avoir les mêmes buts et les mêmes effets, quand bien même elles ne laissent pas de cadavres sur le terrain. Il y a des guerres qui ne font pas de morts, au moins directement.
Je ne pense évidemment pas ici à ce que l’on appelle les guerres asymétriques, ces guerres étranges où des hommes tranquillement assis dans leurs bureaux, devant des claviers d’ordinateurs, commandent à des machines, distantes de milliers de kilomètres, d’aller détruire des cibles matérielles ou humaines sans courir eux-mêmes le moindre risque ni essuyer la moindre perte. Au moins, à l’époque des guerres coloniales, le décalage technique entre les corps expéditionnaires européens et leurs adversaires n’excluait pas totalement que le servant d’un canon ou d’une mitrailleuse pût être atteint par une sagaie. La guerre asymétrique n’est envisageable et ne durera qu’aussi longtemps qu’un seul des deux camps qu’elle oppose dispose des moyens de télécommander la mort. Il n’est pas sûr que cela dure éternellement.
Nous avons pu suivre ces derniers jours sans être directement en cause l’un des premiers épisodes d’un type de conflit appelé à un grand avenir : la guerre cybernétique. Des hackers apparemment liés d’une façon ou d’une autre à la Corée du Nord ont pris le contrôle des ordinateurs d’une firme d’importance mondiale et amené celle-ci à composition. L’incident a souligné l’extrême vulnérabilité de l’univers informatique où nous vivons. Les représailles qui ont suivi, même si elles n’ont pas été plus clairement revendiquées que l’attaque, ont rappelé à Kim Jong-un que dans l’état actuel des rapports de force, son pays a plus à redouter et à perdre que les États-Unis. La modeste riposte de ceux qui avaient pris l’initiative des hostilités a plutôt entériné que remis en question l’évidente supériorité nord-américaine, actuellement, dans ce domaine comme dans d’autres. En sera-t-il toujours ainsi ?
Plus classique est la guerre économique. Napoléon, l’un des premiers, en avait compris l’intérêt. Le Blocus continental n’est rien d’autre que la systématisation et l’extension à l’échelle de l’Europe du vieux principe de l’embargo. Mieux observé, aurait-il fait plier Albion ? C’est sur d’autres champs de bataille que se joua le destin de l’Empire.
Nous n’avons pas immédiatement compris l’ampleur de l’offensive que les États-Unis et leurs alliés de la péninsule Arabique ont entrepris de mener dans un domaine où ils se targuent d’être les plus forts : celui de l’or noir. Le but est celui de toute guerre : mettre l’adversaire à genoux. Le champ de bataille choisi : les champs pétroliers. Le moyen : faire couler à flots le précieux liquide.
En d’autres temps, la surabondance du pétrole et du gaz et l’effondrement consécutif des cours de ces deux matières premières indispensables auraient entraîné l’habituelle réponse des producteurs et exportateurs : réduction des flux et hausse consécutive des cours. Or, c’est le contraire qui se produit. Non seulement la production ne fléchit pas, non seulement, après nous avoir rebattu les oreilles pendant des décennies de l’épuisement fatal des ressources fossiles, on nous assure que le monde dispose de réserves suffisantes pour les deux prochains siècles, mais les deux protagonistes principaux, États-Unis et royaumes arabes, loin d’intervenir, sont les spectateurs flegmatiques et silencieux d’un phénomène qui semble pourtant aller directement contre leurs intérêts.
C’est qu’ils poursuivent un but de guerre commun, au moins à court terme : asphyxier, réduire à merci et forcer à capituler un certain nombre de pays dont le budget et la vie même dépendent étroitement et dans certains cas quasi exclusivement de leurs exportations de pétrole et de gaz. L’Arabie saoudite et les Émirats attendent de la ruine de l’Iran et de l’Algérie la restauration de leur leadership sur le monde musulman. Les États-Unis, également soucieux d’en finir avec le régime des mollahs et fidèles à leur alliance insensée avec les pays islamiques les plus obscurantistes et les plus corrompus, visent principalement la Russie de Poutine qu’ils se sont jurés d’écarter de sa zone d’influence naturelle et accessoirement le Venezuela de Maduro, au bord de la faillite. Ainsi, après Cuba, seraient-ils débarrassés du dernier pays sud-américain qui conteste leur hégémonie.
L’immorale coalition de Washington et de Riyad parviendra-t-elle à ses fins ? Les « majors » et les émirs, ces oligarchies plus puissantes que les États, accepteront-ils longtemps de tenir sur la ligne du pétrole à bon marché ? Les pays ciblés s’inclineront-ils devant plus puissants qu’eux ? Se rendra-t-on compte à la Maison Blanche que le marché passé avec les potentats arabes est un marché de dupes ? Le pétrole à 50 dollars le baril laisse encore des marges appréciables aux producteurs du Moyen-Orient. Il condamne l’exploitation des schistes, des sites en mer profonde et des champs de l’Europe du Nord ; autant dire qu’il ne menace pas seulement, ou pas tellement l’Iran ou la Russie que la Grande-Bretagne, la Norvège, les États-Unis eux-mêmes et les grandes compagnies occidentales. Certes, nous assistons à un « grand jeu », mais à un jeu dangereux, y compris pour ceux qui ont entamé la partie. Ce pourrait être le titre d’un album d’Hergé : Gribouille au pays de l’or noir.


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