Le pire, ce n'est pas tant le catalogue d'horreurs recensées par la Commission sur le renseignement du Sénat américain, dans le rapport dévastateur rendu public hier.
Le pire, c'est que ces horreurs ont toutes les chances de rester impunies. Et aussi que ça ne prendrait pas grand-chose pour qu'elles se reproduisent.
Dès son arrivée au pouvoir, en janvier 2009, Barack Obama a signé un décret présidentiel limitant les capacités de détention et d'interrogatoire de la CIA. Désormais, l'agence ne pouvait plus invoquer la sécurité nationale pour garder indéfiniment des prisonniers et les soumettre à un traitement abject et dégradant, au mépris de toutes les conventions internationales.
Le problème, c'est que les limites établies par ce décret présidentiel n'ont jamais été inscrites dans une loi. Quand le successeur de Barack Obama prendra le relais à la Maison-Blanche, il pourra l'annuler «d'un simple coup de stylo», avertit la présidente de la commission sénatoriale, Dianne Feinstein, dans le préambule du rapport.
Tiré d'un demi-millier de documents déclassifiés, ce dernier démontre noir sur blanc que dans l'hystérie qui a suivi les attentats terroristes du 11 septembre 2001, la CIA est devenue un véritable État dans l'État, outrepassant largement les pouvoirs spéciaux, déjà excessifs, que lui avait octroyés la Maison-Blanche.
L'agence de renseignement américaine a sciemment menti sur ses activités et caché l'inhumanité de ses méthodes au Congrès et au président.
Contrairement à ses prétentions, la CIA n'a jamais tiré une seule information utile de la quarantaine de prisonniers qu'elle a dénudés, battus, menacés de mort, plongés dans l'eau, cognés contre les murs et empêchés de dormir pendant des jours.
Au contraire, à force de waterboarding, de walling et de «réhydratation rectale», ces détenus malmenés l'ont parfois menée sur de fausses pistes, conduisant à des arrestations inutiles.
Au moins 26 personnes ont été détenues dans les prisons secrètes de la CIA pour absolument rien, dit le rapport. Un homme est mort, probablement d'hypothermie, dans un centre de détention en Afghanistan. D'autres ont souffert d'hallucinations, de paranoïa et d'une panoplie de problèmes psychiatriques découlant de leurs conditions de détention et des séances de torture qu'on leur a infligées.
Enfin, non seulement la CIA s'est soustraite à tout examen de ses méthodes, mais elle a confié le traitement des prisonniers à des amateurs - deux psychologues sans la moindre expérience dans le domaine du contre-terrorisme qui n'avaient jamais mené un interrogatoire et ne connaissaient rien à la culture des détenus dont ils avaient la garde...
Non, ceci n'est pas un mauvais épisode de Homeland, mais le récit d'un dérapage magistral, que Dianne Feinstein résume comme «un des moments les plus bas de l'histoire nationale» des États-Unis. Un dérapage où la cruauté de la CIA rivalise avec son inefficacité et son immoralité.
Une fois qu'on a dit ça, on fait quoi?
D'abord, saluons le courage de l'administration Obama qui a choisi de publier le rapport, même si des gens qui avaient intérêt à ce qu'il reste secret ont prétendu que la divulgation de ces données risquait d'alimenter une nouvelle vague de terrorisme.
Défier ces épouvantails, c'est bien. Mais ce n'est pas assez.
Le rapport publié hier est basé sur un demi-millier de documents déclassifiés. Plus de 5000 documents restent secrets. Ils mériteraient tout autant d'être soumis à l'examen public.
Vient ensuite la question des réparations. Les prisonniers qui ont perdu des années de leur vie, parfois sans l'ombre d'une raison, ceux qui ont été torturés au point d'y perdre leur santé physique et mentale devraient avoir droit à des compensations. Dans son documentaire Ouïghours, prisonniers de l'absurde, le documentariste québécois Patricio Henríquez raconte l'histoire de 22 prisonniers détenus à Guantánamo pour absolument rien. Ils ont fini par être libérés, après des années. Mais ils n'ont pas reçu l'ombre d'une compensation pour leurs années de vie volées. Idem pour les détenus des prisons secrètes de la CIA. Rien, pas un sou.
Vient enfin la question de la responsabilité. Jusqu'à maintenant, les horreurs commises au nom de la sécurité nationale dans les prisons de la CIA n'ont jamais été punies. Pas un seul responsable n'a été traduit devant la justice. Pas un seul interrogateur sadique. Pas un seul responsable de haut rang de l'agence.
«Il faut corriger les erreurs passées pour s'assurer qu'elles ne se reproduisent pas», écrit Dianne Feinstein. Pour cela, il faut revoir le fonctionnement de l'agence, comme on l'a fait dans la foulée des scandales des années 70.
Mais pour Béatrice Vaugrante, directrice de la section canadienne francophone d'Amnistie internationale, le meilleur moyen d'y parvenir, c'est encore... de rendre justice.
Car si personne n'est tenu responsable de ce qui s'est passé dans les lugubres prisons de la CIA, ce sombre acte de l'histoire des États-Unis risque de se répéter. Aussi simple que cela.
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