Les habits neufs de la droite linguistique

On tente partout dans le monde de freiner l’influence de l’anglais sur les langues nationales, mais il est impossible de créer de toutes pièces une norme, Meney devrait le savoir.

Le français — la dynamique du déclin


L’année dernière, au printemps, Lionel Meney faisait paraitre[1] une brique – en français familier du Québec (un pavé en français familier) – de quelque 500 pages[2] et, avant même que l’on n’ait lu son livre, les médias lui accordaient l’honneur de la première page, ce qui est un phénomène assez intéressant. Dans toutes ses entrevues, l’auteur revenait sur la thèse qu’il avait déjà exposée à de nombreuses reprises dans les revues et les journaux québécois et français : des linguistes (le groupe FRANQUS) comploteraient pour imposer aux Québécois une norme inférieure du français, de façon à les isoler dans un charabia incompréhensible pour le reste de la francophonie. Dans Main basse sur la langue, il reprend la même idée, recourant à toutes les ruses pour abattre le groupe FRANQUS et le gouvernement qui le cautionne. Il s’agit de propos revanchards, voire haineux, mais certains y ont vu une belle histoire, celle du noble Meney.
L’histoire du noble Meney, chevalier de la langue

Il était une fois un groupe de linguistes ineptes qui s’étaient acoquinés à un gouvernement indépendantiste félon pour promouvoir un horrible et rétrograde projet politique aux dépens des plus hauts intérêts de la science. Les coquins n’hésitèrent pas un moment : ils détroussèrent le bon peuple et empochèrent ses avoirs. En possession de sommes colossales, ces barbares endogénistes purent mener à bien leurs terribles desseins : ils firent main basse sur la langue et réalisèrent un dictionnaire[3] valorisant une variété de langue truffée d’anglicismes et d’impropriétés. Ils « se livr[èrent] à un travail de sape contre l’unité linguistique francophone » (p. 347), au moment même où l’ennemi anglais était à ses portes. C’était un coup bas des ineptes linguistes. Pire encore si l’on songe que le pauvre peuple québécois souffre d’un mal étrange, la diglossie, un genre de schizophrénie qui lui fait préférer le franbécois, une variété basse de la langue, au français standard, langue de la noblesse, vers lequel il tend sans le savoir.
Le noble Meney, chevalier de la langue, est incapable de supporter ces massacres et ces souffrances : il coiffe le panache blanc de ce Gascon d’Henri IV, enfourche le cheval – tout aussi blanc – de ce Corse de Napoléon et part à l’assaut pour défendre le français, le seul, le pur, le vrai, le beau, celui de la douce France, et pour éradiquer du Québec le français québécois qui répand la terreur. Sus à l’ennemi ! Pas de quartier pour la racaille ! Son armure de chevalier blanc lui mérite tous les honneurs. Des chroniqueurs l’acclament, voient en lui le sauveur de la langue. Certains d’entre eux bâclent leur article, pressés qu’ils sont de se procurer le livre du grand auteur. (L’avez-vous fini, Monsieur Rioux ? Madame Gagnon ?)
Linguistique et colonialisme
Meney publiait en 1999 le Dictionnaire québécois-français[4], où il recense des mots typiquement québécois qu’il traduit en français hexagonal. Cet ouvrage a donc les caractéristiques d’un dictionnaire bilingue québécois-français. Quelques incongruités surprennent dans ce dictionnaire : d’abord, la rubrique Rions un peu, glissée parfois entre deux définitions, avec, entre autres, les éternelles perles tirées de lettres envoyées au bureau des allocations familiales ou des blagues de Claude Blanchard ; ensuite, certains articles, celui sur la concordance des temps par exemple, qui est un simple relevé d’erreurs trouvées dans des journaux québécois. On voit, déjà dans cet ouvrage, l’estime que Meney accorde au français qui est utilisé au Québec.
Dans Main basse sur la langue, Meney admet que la langue américaine existe (p. 456), mais pas le français québécois, puisque le Québec n’est ni assez peuplé, ni assez riche, ni assez puissant pour se payer le luxe d’une langue. Pour lui, il n’y a donc pas en Amérique du Nord une variété de français qui, tout en utilisant la même grammaire et la même syntaxe que le français de référence, possède des mots qui lui sont propres et sont, au Québec, considérés comme du bon français, du français standard québécois. On peut penser, entre autres, aux mots soulier, fin de semaine, poitrine de poulet, cégep, traversier ou magasinage. Donner place à ces mots (et à bien d’autres) dans un dictionnaire de langue reviendrait, selon Meney, à « officialiser une norme de niveau inférieur » (p. 59), à donner au joual ses lettres de noblesse. Le français utilisé au Québec, le franbécois, comme il l’appelle, ne conviendrait qu’au registre familier et ne devrait donc pas être pris au sérieux.
Le français québécois standard n’existe pas, selon Meney. C’est la seule thèse claire de Main basse sur la langue. Mais l’auteur s’empêtre un peu dans son raisonnement : le français québécois n’existerait pas à la fois parce que ce que l’on parle au Québec n’est pas du français et parce que les mots qui y sont employés sont aussi employés ailleurs dans la francophonie[5]. Il avance d’un même souffle que les Québécois sont coupés de la culture française depuis le nationalisme isolationiste qu’a provoqué la Révolution tranquille et qu’ils parlent français de mieux en mieux puisqu’ils s’ouvrent au reste de la francophonie à la suite de la mondialisation des échanges. On n’en est pas à une contradiction près dans l’essai du chevalier blanc. Ajoutons que, pour Meney, les Québécois, repliés sur eux-mêmes, ne possèdent pourtant pas une identité nationale qui justifierait l’existence d’une norme linguistique québécoise. Selon lui, il n’y a pas de langue commune au Québec : la langue des Québécois dépendrait davantage de facteurs individuels (comme le lieu d’origine, la classe sociale, le niveau d’instruction) que de l’appartenance au Québec. On peut donc penser qu’aux yeux de Meney les Québécois ne sont unis que par la diglossie, cette infériorisation linguistique volontaire, ce mauvais choix d’une langue inférieure par une population donnée. Week-end aurait ainsi un statut supérieur à fin de semaine, chaussure à soulier, ferry à traversier... selon quelles normes ? Pour Meney, c’est clair : seule la France est qualifiée pour créer la norme du français, puisqu’elle est le seul pays entièrement francophone. (Colonialiste, Meney ? Qu’allez-vous penser là ?)
Monsieur Meney et les incendiaires endogénistes
Les linguistes du groupe FRANQUS ont entrepris en 1997 la rédaction d’un dictionnaire du français québécois décrivant les mots employés ici et ailleurs, dans le sens qu’ils ont ici et ailleurs (comme aimer, peinturer, croche ou table). Ce dictionnaire de langue a demandé un travail considérable et devrait bientôt être disponible en ligne. L’État québécois en a assuré les coûts, ce qui suffit à Meney (qui n’a pas, lui, reçu de subvention) pour brandir la thèse du complot : il prétend qu’il y a eu collusion entre le gouvernement péquiste d’alors et les membres du FRANQUS, que le premier a financé les deuxièmes qui eux-mêmes auraient noyauté la commission Larose et réussi à s’infiltrer jusqu’au gouvernement : « La stratégie des endogénistes a consisté à investir tous les lieux de pouvoir linguistique » (p. 17). Ces linguistes, Meney les appelle endogénistes parce que, prétend-il, ils voudraient créer et imposer une norme endogène, une norme québécoise autonome, indépendante de la norme française[6], ou encore, « créer la fiction d’un système linguistique québécois unique, autonome, complet et hiérarchisé » (p. 467). Meney cherche évidemment ici à faire peur au monde. Voudrait-on apprendre à nos enfants à mal parler ? Pour Meney, considérer que le mot croche n’est pas un archaïsme au Québec ou que ministre peut y être féminin ou masculin constituerait un crime de lèse-majesté ; de plus, ces variantes menaceraient l’existence même du français. C’est aussi ridicule que de prétendre que l’anglais ou l’espagnol auraient été affaiblis parce qu’on les parle différemment outre-Atlantique.
Mais Meney ne s’en tient pas aux idées. Il s’attaque à la compétence des linguistes qui croient que peuvent exister des variétés d’une même langue : ces endogénistes sont des incapables ; ce qu’ils ont écrit ne vaut rien et leur français non plus. Hargneux et tatillon, il relit tous leurs travaux, leur cherche des poux, et en trouve forcément, puisque lui seul connait bien l’usage français « au-delà de ce qui se trouve consigné dans les dictionnaires » (p. 312). Et il cogne dans la mâchoire de celui qui écrit sur le français québécois en utilisant le français standard ; paf ! pour l’autre, qui emploie échouer transitivement (comme on le fait souvent ici) ; uppercut pour un anglicisme oublié. À propos du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (et il croit la même chose du Dictionnaire de la langue française – le français vu du Québec), Meney écrit : « [...] c’est en fait un dictionnaire fortement influencé par une idéologie nationaliste, populiste et féministe » (p. 371). Et Meney n’aime ni le nationalisme, ni le populisme, ni le féminisme. Il veut nous faire croire que lui, contrairement aux endogénistes, n’est influencé par aucune idéologie (c’est vrai que la droite a toujours cru que les idéologies étaient à gauche).
Main basse sur la langue est un long et lourd pamphlet qui n’apporte rien de nouveau à la science linguistique ni à la connaissance du français québécois. C’est un ouvrage revanchard, pointilleux, sans intérêt. On est tenté de regretter que cette énergie qu’a mise Meney à décortiquer systématiquement les ouvrages des autres pour les briser n’ait été employée à de véritables recherches linguistiques.
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1. Ce texte est rédigé conformément aux rectifications orthographiques en vigueur.
2. Main basse sur la langue, Idéologie et interventionnisme linguistique au Québec, Montréal, Liber, 2010, 512 pages.
3. Le Dictionnaire de la langue française – le français vu du Québec. C’est ce dictionnaire que nous présentait Hélène Cajolet-Laganière dans le numéro de décembre 2009 de Correspondance. Depuis l’automne 2009, il est en ligne aux fins de validation. Meney croyait que jamais il ne serait terminé.
4. Lionel MENEY, Dictionnaire québécois-français. Mieux se comprendre entre francophones, Montréal, Guérin, 1999, 1884 pages.
5. Ainsi, les mots fun ou courriel n’appartiennent pas en propre aux Québécois, avance Meney, puisqu’ils sont utilisés ailleurs. (Ce n’est pas tout à fait vrai : fun, d’emploi récent en France, est utilisé sans déterminant, comme un adjectif ; courriel est accepté en France, mais n’y est pas employé.) Pour illustrer encore son propos, il va jusqu’à citer le calque refiler la patate chaude (p. 381), qu’il a trouvé dans Le Monde.
6. Aucun linguiste n’est en mesure d’imposer une norme : l’OQLF a proposé moufflet en lieu et place de muffin, et ce terme ne s’est pas implanté, pas plus que chalandage, qui a été recommandé en France pour remplacer shopping. On tente partout dans le monde de freiner l’influence de l’anglais sur les langues nationales, mais il est impossible de créer de toutes pièces une norme, Meney devrait le savoir.


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