Les «deux solitudes» sont plus spirituelles que culturelles

Le livre "The Armageddon Factor" tente de prouver que droite religieuse s'imisce en sourdine au Parlement

2 mai 2011 - Harper majoritaire


Pro-vie, créationniste, le révérend Charles McVety est de toutes les luttes théo-sociales, mais nombreux sont ceux qui estiment qu’on exagère son influence sur le gouvernement.
Photo : J.P. Moczulski


Hélène Buzzetti Ottawa — Le livre de Marci McDonald est au centre de bien des discussions ces jours-ci à Ottawa. Dans The Armageddon Factor: the Rise of Christian Nationalism in Canada, l'auteure raconte comment la droite religieuse, principalement évangéliste, s'organise pour faire entendre sa voix dans le débat politique et influer sur les décisions prises par le gouvernement canadien. Alarmiste, critiquent certains, extralucide, encensent les autres. Mais même ses détracteurs saluent l'extraordinaire travail de recherche ayant permis de documenter ce milieu méconnu.
Marci McDonald entame son livre de 360 pages par une frappe préventive. Devinant qu'on l'accusera d'être alarmiste, elle prévient qu'il existe au Canada «deux solitudes», non pas culturelles, mais spirituelles.
«D'un côté, il y a ceux qui font partie de ce qu'il convient d'appeler le courant dominant: ils sont sophistiqués, laïques, urbains et croient, d'une manière suffisante, que tout le monde partage leur idée de la tolérance et leurs goûts télévisuels. De l'autre, il y a un univers conservateur chrétien de plus en plus autosuffisant, principalement implanté dans les banlieues canadiennes et les avant-postes ruraux. [...] Plusieurs de ces croyants évoluent dans leur bulle religieuse, qu'ils ont contribué à créer. Leurs enfants fréquentent des écoles privées religieuses et participent à des rallyes de réveil, écoutent du rock chrétien sur leur iPod et lisent les best-sellers évangélistes. [...] Lorsque ces jeunes décrochent enfin leur diplôme et un emploi, peut-être au gouvernement, ils n'auront peut-être jamais mis les pieds dans une école publique et n'ont qu'une vague connaissance de la société laïque qu'ils méprisent.»
Le décor est planté.
La journaliste, qui a vécu aux États-Unis, où la droite religieuse est bien implantée en politique, tente de démontrer que le même phénomène est à l'oeuvre en sourdine au Canada. Si les citoyens n'y prennent pas garde, ils se réveilleront un beau matin dans un pays méconnaissable. L'auteure soutient que le débat sur le mariage entre conjoints de même sexe a constitué l'étincelle génésiaque de ce mouvement politique. Une multitude de groupes de pression et de think tanks ont vu le jour avec pour figure de proue un certain Charles McVety.
Président du Canada Christian College, il a dirigé en 2005 la campagne Defend Mariage. Avec son épouse et leur fillette de sept ans, il a conduit un autocar à travers le pays, organisant des vigiles de prière devant les bureaux de députés susceptibles de voter en faveur du mariage gai. M. McVety avait réussi à acheter le nom de domaine d'une douzaine de députés libéraux favorables au mariage entre conjoints de même sexe, comme rubydhalla.com, pour y afficher de virulentes critiques.
Pro-vie, créationniste, le révérend McVety est de toutes les luttes théo-sociales, mais nombreux sont ceux qui estiment qu'on exagère son influence sur le gouvernement. À ces gens, McDonald répond par une anecdote. En 2005, M. McVety a vent que le Parti conservateur s'apprête, lors de son congrès politique à Montréal, à balayer sous le tapis tous les débats sur le mariage entre conjoints de même sexe, l'avortement et le suicide assisté en faisant adopter une motion disant que ces questions feraient l'objet de votes libres. Furieux, M. McVety recrute de nouveaux membres au parti (25 000, prétend-il) puis menace de battre la motion et de créer une crise au leadership. La proposition a été retirée et le débat a eu lieu.
C'est ainsi que Marci McDonald s'explique la promesse de Stephen Harper, faite le premier jour de la campagne électorale de 2005-2006, de tenir un vote sur l'opportunité de rouvrir le débat sur le mariage homosexuel: il a voulu canaliser cette droite religieuse déjà mobilisée. Elle cite un sondage Ipsos Reid démontrant que 64 % des protestants fréquentant l'église ont voté conservateur en 2006, contre 40 % en 2004...
Un premier ministre évangéliste
Armageddon Factor se veut une description chirurgicale des divers groupes religieux et des liens qui les unissent. Un de ceux-ci est le National House of Prayer, un groupe pentecôtiste qui organise des séances de prière devant l'édifice du Parlement et devant la Cour suprême, ou encore assiste à la période de questions pour applaudir les conservateurs. Pendant l'élection d'octobre 2008, raconte-t-elle, les 14 jeunes stagiaires de l'organisme ont été invités à venir serrer la main de Stephen Harper à l'aéroport d'Ottawa devant les caméras.
Marci McDonald s'intéresse aussi au ministre Stockwell Day. Beaucoup l'ignorent, mais c'est sa croyance en la théorie de la création biblique qui l'a propulsé en politique. Alors qu'il était administrateur d'une école privée religieuse, il s'est battu contre le gouvernement provincial pour continuer à utiliser des manuels scolaires américains faisant une lecture littérale de la Bible. «La loi de Dieu est claire, avait-il lancé. Les normes en éducation ne sont pas établies par le gouvernement, mais par Dieu, la Bible, la maison et l'école.»
L'auteure retrace ses liens avec Faytene Krystow, ancienne anorexique suicidaire convertie, de son propre aveu, en «Jesus freak», qui organise des rallyes dénonçant la décadence morale du pays. En juin 2005, lors des derniers débats sur le mariage homosexuel, Stockwell Day avait été stupéfait de constater la présence dans les tribunes de la Chambre d'activistes gais, mais pas celle de jeunes évangélistes pour faire contrepoids. Le mois suivant, Faytene Krystow lançait sa tournée «État de siège: prenons la colline d'assaut», visitant huit villes où elle appelait la jeunesse à s'impliquer. Le couple Day les a invités à la maison.
Des moulins à vent?
Le fil conducteur d'Armageddon Factor est que ces groupes religieux ont appris à se faire discrets pour ne pas éveiller les soupçons. McDonald explique que le film Amazing Grace est érigé en exemple par le milieu, notamment dans les formations de Preston Manning destinées aux nouveaux élus. Le film raconte comment le député anglais William Wilberforce a finalement réussi, au XIXe siècle, à abolir l'esclavage en faisant déposer par un collègue un projet de loi patriotique interdisant aux Anglais le commerce avec les Français. Les marchands d'esclaves ne pouvaient plus faire des affaires avec les colonies...
Si l'auteure ne parvient pas souvent à prouver les effets tangibles de ces groupes de pression, elle dégote quand même quelques exemples, comme les nominations judiciaires de Dallas Miller, Lawrence O'Neil et David Moseley Brown, trois avocats défendant les causes du milieu. Lorsqu'il avait été député, O'Neil avait tenté d'imposer que le foetus soit représenté par un avocat avant chaque avortement. Brown, lui, se présente comme un avocat chrétien qui se doit de «pratiquer son métier dans le respect de sa foi».
Le plan de relance économique de 2009 des conservateurs a accordé 26 millions de dollars à au moins 14 collèges chrétiens privés, dont 6 millions à l'Atlantic Baptist University, au Nouveau-Brunswick.
Marci McDonald conclut son livre ainsi: «La montée de la droite chrétienne américaine a été un long processus insidieux, un processus qui n'a pu survenir que parce que les médias et la frange politique modérée y ont assisté avec incrédulité passive ou aveuglement volontaire. En répertoriant l'influence de cette force émergente au pays, j'ai tenté de sonner l'alarme, mais en bout de piste, c'est aux électeurs canadiens qu'il revient d'écrire le prochain chapitre.»
Dans l'entourage de Stephen Harper, on estime que le livre exagère. «Il n'y a pas de complot, il n'y a pas d'emprise sur le gouvernement par ces gens-là. Ils sont là, c'est sûr, ils s'assoient à la table et ils prennent la parole, mais ils ne sont que trois sur une quinzaine.»
Tom Flanagan, ancien conseiller de M. Harper et professeur à l'Université de Calgary, a lu le livre. «C'est un livre très instructif. J'ai appris beaucoup. Mais c'est un de ces livres qu'il faut manipuler avec soin. Il y a toutes sortes de techniques d'auteur par lesquelles elle interprète un mouvement en utilisant les déclarations les plus extrêmes de ses représentants les plus extrêmes.»
M. Flanagan reproche à l'auteure son point de départ, à savoir que le débat politique américain est vicié par l'acrimonie de la frange ultrareligieuse et qu'il faut donc éviter similaire dégradation au Canada. «Cette droite religieuse veut simplement répliquer à des politiques qu'elle n'aime pas. C'est ça, la politique. Mais Marci McDonald ne croit pas que ces gens ont le droit de participer.»


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