Les « coins ronds » de Lucien Bouchard

Pour qui roule Lucien Bouchard ?

Chronique de Richard Le Hir

Dans une sortie fracassante à l’occasion d’un colloque organisé pour commémorer les 100 ans du journal Le Devoir, l’ancien premier ministre péquiste Lucien Bouchard s’en est pris férocement au PQ et à son chef actuel, Pauline Marois, qui n’avait surtout pas besoin d’une interpellation de la « belle-mère ».

L’intervention de Lucien Bouchard est d’autant plus incompréhensible qu’elle procède d’une analyse erronée sur le plan économique, le plan identitaire, et le plan politique. En somme, Lucien Bouchard tourne les coins rond, et même très rond.

Sur le plan économique, M. Bouchard rappelle l’humiliation qu’il avait ressentie à New York chez Moody’s qui menaçait de décote la dette du Québec lorsqu’il était premier ministre. Effectivement, la situation n’était guère reluisante à ce moment-là, et un coup de barre s’imposait. Mais outre le fait que les choix qu’il fit alors étaient très discutables, la situation actuelle a très peu à voir avec la situation que le Québec vivait alors.

En 1996 et 1997, le Québec se retrouvait pris à gérer en catastrophe le désengagement du fédéral, lui-même au prise avec le besoin de redresser sa situation suite à l’accumulation de gros déficits sur plusieurs années. C’était l’époque du « pelletage » dans la cour des provinces, et le Québec s’en est fait pelleter beaucoup.

Aujourd’hui, dans la foulée de la crise mondiale de 2008 et 2009, tout le monde se retrouve logé à la même enseigne. Les déficits atteignent des sommets inégalés, et tous les gouvernements des pays industrialisés se retrouvent en situation déficitaire. Il n’y a qu’a suivre ce qui passe aux États-Unis et en Europe où les déficits font rougir tous les clignotants. Le Canada ne fait pas exception, et cette fois-ci, l’Ontario se trouve touchée de plein fouet. Elle affiche un déficit budgétaire de 14 milliards $ pour l’année en cours, et les prochaines années s’annoncent très difficiles car son secteur manufacturier a été décimé, d’abord par la hausse brutale du dollar qui a favorisé les délocalisations de production, puis par la crise de 2008 qui a entraîné l’effondrement du secteur automobile et de tout le réseau de sous-traitants qui l’alimentait. Une grande part des pertes subies est irréversible.

Le crédit du Québec s’apprécie non pas sur une base absolue, mais sur une base relative. Quand les investisseurs examinent la situation du Québec, ils la comparent avec d’autres. Oui, notre situation n’est pas reluisante, mais elle n’est guère plus mauvaise que celle de bien d’autres, et il faut même rajouter que le Québec a des atouts que d’autres n’ont pas. Et notamment Hydro-Québec et son énergie renouvelable. Le jour où le gouvernement du Québec décidera de hausser ses tarifs d’électricité, tout le monde grognera, mais personne ne partira, parce que c’est bien pire ailleurs. Pour leur part, les finances du Québec s’en porteront mieux, et Moody’s le reflètera dans sa cote.

À propos de Moody’s, il faudrait tout de même rappeler que ses pratiques, comme d’ailleurs celles de toutes les agences de notation de crédit, ont fait l’objet de sérieuses critiques à l’occasion de la crise financière de 2008 pour des questions de conflits d’intérêts. Quis custodiebat custodies ? Personne semble-t-il. À une époque où il faut apprendre à tout relativiser, il faut même apprendre à relativiser les jugements de Moody’s.

Et, pour en terminer avec les considérations économiques, il faut toute de même s’interroger sur l’opportunité de sabrer dans les finances publiques alors que tout le monde fait justement le contraire dans le but de relancer l’activité économique.

Sur le plan identitaire, Lucien Bouchard accuse le PQ de vouloir récupérer le fonds de commerce de l’ADQ pour en faire ses choux gras. Que le PQ ait toujours fait preuve de maladresse dans le dossier de l’immigration et des immigrants, c’est un fait que j’ai moi-même dénoncé en termes très sévères à plusieurs reprises. Mais les questions soulevées par certaines pratiques dites religieuses de certains immigrants sont très légitimes et soulèvent des questions dans plusieurs pays qui sont loin d’avoir une tradition d’intolérance. Faut-il en venir à se renier soi-même, son histoire, ses coutumes, ses valeurs, pour se montrer accommodant ?

En France, tout récemment, à l’occasion du débat sur le port de la burqa devant la Commission Gérin, le philosophe et juriste Henri Peña Ruiz a présenté un témoignage intitulé « De l’aliénation voilée à l’enfermement communautariste : Pour une politique active d’émancipation » qu’on pouvait lire dans l’édition de Vigile du 15 janvier. Peña Ruiz montre comment la burqa est un symbole d’aliénation :

« Le voile intégral n’est pas analysable d’abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d’aliénation. Aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l’ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune. Et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune ! Il est en même temps un instrument de soumission de la femme qu’il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l’homme. Aliénée à une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet libre, se montrer en sa singularité. Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l’homme, comme si c’était à elle d’éviter toute incitation et non à l’homme de savoir tenir et retenir son désir. ...

Le fait que certaines femmes, dit-on sans vraiment le savoir, consentent à leur aliénation ne légitime pas celle-ci. Il ne s’agit certes pas de forcer les femmes à s’émanciper. Mais au moins peut-on faire en sorte que les ressorts de l’aliénation ne soient plus consacrés par la puissance publique. On y reviendra. Quant à ceux qui refusent l’interprétation du voile intégral comme signe et instrument, et se réfugient derrière la pluralité supposée de ses sens, on ne peut admettre cet étrange relativisme qu’ils avancent pour laisser en l’état les ressorts de l’aliénation ».

Réagissant au premier degré, M. Bouchard se retrouve en bien étrange compagnie. Il eût mieux fait de regarder où il mettait les pieds.

Ce n’est pas en se réclamant de la mémoire de René Lévesque (qui doit sûrement se retourner dans sa tombe devant la récupération dont il est l’objet) que Lucien Bouchard étoffe son argumentation. La situation qui nous préoccupe aujourd’hui est nouvelle, et personne ne peut dire avec certitude comment un René Lévesque se serait positionné. Lucien Bouchard utilise ici un vieux truc de rhétorique dont notre clergé d’autrefois faisait grand usage. Ce que l’on a reproché au clergé peut également être reproché à Lucien Bouchard.

Sur le plan politique enfin, Lucien Bouchard ne fait pas dans la dentelle. Selon lui, la souveraineté ne serait pas « réalisable ». Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agit d’une opinion toute personnelle, à l’emporte-pièce. Et puis elle fait totalement l’impasse sur le fait que la réalité politique est mouvante. En ce moment, elle est même très mouvante. Plus une situation est volatile, plus elle est susceptible de connaître des écarts violents. C’est certainement la démonstration qui nous a été donnée par le comportement des marchés financiers. Le « marché » des idées et des options politiques est soumis aux mêmes aléas, et la souveraineté demeure une possibilité. N’en prenons pour preuve que ce commentaire d’André Pratte, observateur attentif de la scène politique québécoise depuis plus de 20 ans :

« Quoi qu’il en soit du fond du dossier on voit que, comme ils l’ont toujours fait, les souverainistes bougent. Ils bougent de façon convaincue, intelligente et habile, ils bougent avec l’aide d’une relève impressionnante. Et pendant ce temps, que font les Québécois qui croient au Canada ? Les politiciens disent la même chose que leurs adversaires souverainistes. Les autres, confortés par les sondages, vaquent à leurs occupations professionnelles. Ils vivent dans l’illusion que le scénario de 1995 ne peut pas se reproduire. Grave erreur. »

En 1995, dans les milieux fédéralistes tout au moins, on s’interrogeait encore sur la question de savoir si le Québec aurait le « droit » de se séparer. La Cour suprême a répondu à cette question de façon très claire en statuant que la séparation du Québec était d’abord affaire de légitimité politique, mais que si les conditions de la légitimité étaient réunies, le Québec pourrait fort bien se séparer.

Le gouvernement Chrétien s’est empressé de colmater la brèche qui venait d’être ainsi ouverte (en fait, elle avait toujours été ouverte), en adoptant la Loi sur la clarté. Or cette loi n’a guère de portée. Pour les Canadiens du reste du Canada, la séparation du Québec sera toujours illégitime. Hélas pour eux, leur opinion ne compte guère. Le jour où les Québécois décideront de quitter le Canada, ils pourront le faire en toute liberté, et la porte leur sera d’autant plus grande ouverte que l’issue du vote sera incontestable.

Finalement, la seule question qui se pose est celle de l’opportunité d’une telle décision : la souveraineté est-elle souhaitable ? Et c’est une question à laquelle les Québécois sont seuls à pouvoir répondre, car tout dépend de ce que l’on met dans la balance.

En situant comme il le fait la question de la souveraineté sur le plan du « réalisable », une question réglée depuis longtemps, Lucien Bouchard profite de sa notoriété pour en mettre tout le poids dans la balance. Toujours le même « truc de curé ».

Non, comme je le soulignais justement à propos du même M. Bouchard dans un article publié par Le Devoir en juillet 1999 et intitulé « À propos d’un certain modèle », « si Duplessis est mort, son esprit règne encore. » Dans celui de Lucien Bouchard.

Au fait, pour qui roule-t-il ?


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