Les chaussures d’Amir Khadir

BDS - Boycott Désengagement Sanctions


Amir semble avoir une fixation sur les chaussures.

Vous le savez sûrement, l’homme qui s’est notamment rendu célèbre en lançant une chaussure sur une photo de George W. Bush s’est présenté il y a deux semaines à une manifestation devant un marchand de chaussures de la rue Saint-Denis, dans sa circonscription.
L’objectif de la manif était de convaincre ce marchand de cesser de vendre la petite quantité de chaussures de marque Beautifeel, fabriqués en territoire israélien, que comportait son établissement. Il a refusé.
Cette manif fait partie d’une campagne beaucoup plus large de boycott des produits israéliens, une façon de faire pression sur le gouvernement Netanyahu et de protester contre sa politique envers les territoires palestiniens occupés, politique qualifiée d’”apartheid” par ses organisateurs.
Prenons un peu de champ et voyons comment l’action du politicien le plus populaire au Québec s’insère dans cette affaire.
1. Le boycott d’Israël, une idée légitime ?
En tout temps, le choix de consommateurs individuels ou organisés de voter avec leur portefeuille est légitime. L’État d’Israël, en particulier par les temps qui courrent, mérite la réprobation générale.
On peut. comme moi, être à 100% partisan de l’existence de l’État d’Israël, souhaiter sa permanence et sa sécurité, admettre qu’il a été l’objet d’agressions de la part de ses voisins au cours de son existence, saluer ses tentatives de conclure une paix durable avec Arafat, reconnaître son statut d’assiégé face aux missiles du Hezbollah et du Hamas et de victime de 140 attentats terroristes pendant la seconde Intifada, et estimer du même souffle que…
* son occupation de la Cisjordanie, qu’on pouvait hier considérer comme transitoire en attente d’un règlement de paix, a été conduite de façon extraordinairement vexatoire pour les Palestiniens, quadrillant notamment le territoire de routes, un temps réservées aux seuls colons (j’ai pu observer la chose de visu l’été dernier, à l’invitation du comité Québec-Israël);
* sa politique de colonisation de la Cisjordanie est, de tout temps, non seulement illégale en vertu du droit international mais un déni de souveraineté envers les Palestiniens et l’autorité palestinienne ainsi qu’un signe tangible de volonté de conquête;
* son entêtement à poursuivre cette colonisation alors même que s’est ouvert un nouveau cycle de négociations de paix est reçue comme une preuve du refus de la majorité gouvernementale israélienne de rechercher vraiment la paix et comme une gifle donnée à tous les amis d’Israël, dont Barack Obama et Hillary Clinton, qui cherchent une solution réaliste et raisonnable;
Note: il s’agit de la majorité gouvernementale, pas de l’opposition. Voir ici une récente et intéressante entrevue conjointe du premier ministre palestinien Salam Fayyad et de la chef de l’opposition israélienne Tzipi Livni.
* sa réaction formidablement disproportionnée à certaines agressions, dont les tirs de missiles de la part du Hamas depuis la bande de Gaza, a prêté flanc à de très crédibles accusations de crimes de guerre contre l’armée israélienne.
Bref, qu’une campagne internationale de boycott des produits israéliens et de désinvestissement soit en cours est parfaitement compréhensible. Un très grand nombre d’organisations — Ongs, églises, municipalités, syndicats — notamment en Grande Bretagne et aux États-Unis appuient le mouvement.
2. L’occupation par Israël des territoires palestiniens peut-elle être considérée comme de l’apartheid ?
Depuis 1973, l’ONU a établie une notion juridique internationale de crime pour apartheid qui fut ensuite reconnue et intégrée en 2002 dans le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale.
Le statut indique:



Par « crime d’apartheid », on entend des actes inhumains analogues à ceux que vise le paragraphe 1 [soit meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation ou transfert forcé de population, emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation du droit international, viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée, disparitions, etc ], commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime .

Il ne fait aucun doute que l’occupation israélienne de la Cisjordanie constitue un “régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial” sur un autre. Les multiples privations de liberté ciblent spécifiquement les populations palestiniennes, arabes et chrétiennes, vivant en territoires occupés. De la liste des “actes inhumains” évoqués, celui de “déportation ou transfert forcé de population” peut certainement être évoqué, dans un premier temps lors des transferts forcés de populations arabes lors de la création de l’État Israélien, comme le reconnaissent aujourd’hui les “nouveaux historiens” israéliens, dans un deuxième temps dans les déplacements occasionnés par l’installation de routes, de colonies et du mur/barrière de sécurité.
Le blocus de Gaza, même s’il répond à des impératifs de sécurité, ressemble bien à un “régime institutionnalisé d’oppression systématique”. (Ce qui ne veut pas dire que le gouvernement du Hamas n’est pas lui même coupable d’oppression systématique de ses propres gouvernés!) Quant à “l’intention de maintenir ce régime”, on a longtemps espéré que ce ne soit pas le cas, mais la politique actuelle de l’État juif de poursuite de la colonisation nous oblige à penser le contraire.
N’étant pas spécialiste, je ne tranche pas sur l’utilisation du terme apartheid. Mais je juge que des personnes raisonnables peuvent utiliser le terme apartheid pour décrire la condition subie par les populations palestiniennes sans qu’on les accuse de délirer.
Notons aussi que plusieurs leaders sud-africains, dont le prix Nobel de la Paix Desmond Tutu, appuient le mouvement de boycott en le comparant à celui qui avait stigmatisé l’Afrique du Sud pendant sa période d’apartheid.
3. Le boycott d’Israël, une stratégie efficace ?
Les sanctions d’État et le blocus diplomatique imposés au début des années 1990 à l’Afrique du Sud, bien plus que le boycott, ont créé les conditions d’une entente historique entre Nelson Mandela et Frederik de Klerk. Rien de tel n’est envisageable pour Israël. La définition de la politique, intérieure et extérieure, de l’État juif répond à des ressorts beaucoup plus importants que sa balance commerciale. Autrement dit, ils en ont vu d’autres. Ils ne sont pas à une difficulté près.
L’ubiquité insoupçonnée des composants israéliens dans les produits consommés dans le monde rend, de plus, le boycott très problématique, comme le démontre ce vidéo sarcastique produit par des Israéliens:

Le boycott donne certes aux amis des Palestiniens l’illusion de faire quelque chose de concret, sans provoquer de changement réel.
4. S’il faut boycotter quelque chose, quoi ?
L’appel au boycott fut lancé par des ONG palestiniennes. L’Autorité palestinienne proprement dite insiste sur le boycott des produits fabriqués dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. L’autorité organise ce boycott dans les commerces sous sa juridiction et a ainsi perturbé certaines entreprises des colonies — dont le principal marché est cependant Israël.
Bref, c’est mon opinion, mais il me semble qu’une campagne marginalement plus efficace devrait cibler le boycott des produits venant des colonies (y compris certains produits cosmétiques) et être supplémentée d’une campagne d’achat des produits palestiniens.
5. Fallait-il cibler le commerce Le Marcheur ?

Cette initiative émane du groupe Palestiniens et Juifs Unis, un groupe montréalais qui a choisi pour la “phase 1″ de son action de “faire de la rue St-Denis une zone libre d’apartheid”.
La lecture de son site internet donne l’impression que le ciblage du commerce Le Marcheur est le premier acte de cette phase 1, ce qui est particulièrement bizarre. Les expériences étrangères de boycott ciblent d’abord les grandes chaînes de distribution ou les grandes compagnies qui ont investi en Israël. Vouloir affamer commercialement tout un pays en commençant sa campagne par un petit commerce de chaussure relève davantage de l’incompétence militante que du fanatisme. Avec des campagnes comme celle-là, Israël peut dormir tranquille.
Comme l’indique mon collègue blogueur Vincent Marissal, il y a des vins israéliens à la SAQ. Pourquoi ne pas commencer par là ? Bonne nouvelle, il y a une SAQ au 4053 Saint-Denis, coin Duluth ! (Donc à brève distance de marche du Marcheur sis, lui, au 4062 St-Denis).
Pour vous donner une idée, l’énergique défenseur d’Israël, David Ouellette, a pris en image la manifestation devant le commerce ce samedi, alors que, par solidarité, environ 150 personnes sont allés(sic) s’y acheter des souliers — pas nécessairement israéliens.
Dans la foule, Richard Martineau, avec bébé, et Sophie Durocher. Un peu plus loin, André Noël, de La Presse. C’est un peu brouillon mais ça donne le ton.



Ce que Martineau dit ? Que Radio-Canada a acheté un logiciel informatique israélien, donc pourquoi les manifestants ne boycottent-ils pas Radio-Canada?
Évidemment, la question de l’inexistence de boycott contre des pays arabes foulant aux pieds le droit des femmes et les droits de la personne en général est fort pertinente. À sa décharge, Amir Khadir a souvent protesté contre le régime des Ayatollahs en Iran.
6. Qu’y faisait Amir Khadir ?
Lorsqu’on est le politicien le plus populaire au Québec, faut-il regarder où on met les pieds ? La réponse est oui.
Il est désormais condamné. Condamné à voir ses faits, gestes, déclarations et décisions scrutées, comme il se doit pour un homme politique écouté et influent. Il est donc désormais condamné à faire preuve de jugement.
Qu’il dénonce la politique israélienne est dans l’ordre des choses, et de sa mouvance politique.
Qu’il ne voit généralement rien à redire aux actions du Hezbollah atteste cependant d’un biais idéologique dont il devrait se défaire.
Qu’Amir ne se soit présenté qu’une fois devant le commerce, pour aider ses copains manifestants et sans prétendre représenter son parti est certes une circonstance atténuante. Mais dès lors que l’affaire a pris un envol médiatique, il aurait du comprendre dans l’heure qu’il avait manqué de jugement et l’avouer publiquement.
Qu’il ne comprenne pas qu’un député, voire un co-chef de parti, ne devrait pas manifester contre un petit commerçant de son quartier qui n’a pas le moindre poids dans la géopolitique moyen-orientale est la preuve qu’il a encore deux ou trois choses à apprendre pour garder son titre de politicien le plus populaire…

Squared

Jean-François Lisée297 articles

  • 182 848

Ministre des relations internationales, de la francophonie et du commerce extérieur.

Il fut pendant 5 ans conseiller des premiers ministres québécois Jacques Parizeau et Lucien Bouchard et un des architectes de la stratégie référendaire qui mena le Québec à moins de 1% de la souveraineté en 1995. Il a écrit plusieurs livres sur la politique québécoise, dont Le Tricheur, sur Robert Bourassa et Dans l’œil de l’aigle, sur la politique américaine face au mouvement indépendantiste, qui lui valut la plus haute distinction littéraire canadienne. En 2000, il publiait Sortie de secours – comment échapper au déclin du Québec qui provoqua un important débat sur la situation et l’avenir politique du Québec. Pendant près de 20 ans il fut journaliste, correspondant à Paris et à Washington pour des médias québécois et français.





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé