«Le train d’Erlingen» ou l’anti-éloge de la fuite

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Boualem Sansal : la France sera islamiste dans 50 ans !

Je continue à croire que dans une cinquantaine d’années la France sera islamiste », argue l’écrivain algérien Boualem Sansal. « On aura été si loin qu’il faudra des dispositifs de lutte autrement plus sophistiqués que ceux utilisés aujourd’hui », prévient l’auteur de 2084. La fin du monde, Grand Prix du roman de l’Académie française en 2015.


Dans le prolongement de cette dystopie à la Orwell, l’auteur de 68 ans poursuit dans son huitième roman sa réflexion sur l’extrémisme religieux. Sauf que Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieusonne l’alarme d’une menace bien réelle ici-maintenant, plutôt que de nous transporter dans le futur.


« Dans 2084 », explique Boualem Sansal, joint par téléphone chez lui, à Boumerdès, près d’Alger, « le projet islamique a abouti : les islamistes ont conquis le monde, ils le gouvernent. »


À quoi ressemblerait l’humanité dans ces conditions ? C’est la question qu’il s’est posée. « On se définit comme des humains mais, au regard de l’islam, nous ne sommes pas des humains, nous sommes des croyants, c’est-à-dire des êtres envoyés sur terre uniquement pour adorer Dieu. Quand cette attitude est imposée à tout le monde, ça se traduit comment ? »


C’est une question qui en sous-tend plusieurs : « Est-ce qu’on continuera à faire de la recherche ? Quand on vit dans la vérité suprême, on n’a pas besoin de chercher. Est-ce que l’amour entre humains aura du sens si on est ramenés à notre unique condition d’adorateur d’Allah et accessoirement du calife, son représentant sur terre ? Que vont devenir toutes les catégories que nous avons créées depuis les Lumières : qu’est-ce qu’un État, qu’est-ce qu’un peuple ? »


Situer l’action de ce roman dans un avenir relativement lointain était pour lui une façon d’insister sur le futur de nos enfants et petits-enfants. Une façon de réveiller nos consciences endormies. Sur le mode, dit-il : « Si tu ne bouges pas maintenant, ce sera trop tard. »


Les mêmes ennemis partout


Le train d’Erlingen est présenté comme « une chronique des temps qui courent » : la conquête islamiste est en train de se faire. Nous sommes au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 en France et, parallèlement, dans une petite ville d’Allemagne assiégée : la population est encerclée par de mystérieux ennemis venus d’on ne sait où qui exigent la soumission à leur dieu.


« On se sent tous un peu encerclés, on ne sait pas trop par quoi », plaide Boualem Sansal. À ses yeux, on a tellement d’ennemis qu’on ne sait pas contre quoi se battre. « Ce sont les mêmes ennemis partout, insiste-t-il, qu’on vive à Alger, à Paris, à New York ou à Moscou. » Les mêmes ennemis, c’est-à-dire : « les islamistes, bien sûr, on le voit avec les attentats ». Mais aussi « le fascisme, l’extrême droite, la mondialisation, le totalitarisme financier »…


Le problème, selon lui, c’est que nous sommes divisés, nous n’arrivons pas à nous organiser. Exactement la situation qu’il traduit dans Le train d’Erlingen, où plane l’ombre de Kafka. Ce n’est pas innocent : « Dans un monde en pleine mutation, qu’est-ce qu’on va devenir ? Quelque chose de monstrueux peut-être, comme dans La métamorphose chez Kafka. »


« Fuir, c’est lâche »


La population d’Erlingen est désorientée, tétanisée. La peur a pris le dessus. Seule porte de sortie possible : la promesse d’un train. Sauf que le train n’arrive pas…


Comme le fait remarquer Boualem Sansal : « Quand on est en danger, le premier mot qui nous vient à l’esprit, c’est “secours”. Qui va nous sauver de l’ennemi, du malheur ? Mais les sauveteurs ne viennent pas toujours. Et quand ils viennent, on ne sait pas trop s’ils vont nous sauver. Et sauver qui, seulement les riches ? Ou bien, est-ce qu’ils ne vont pas se comporter comme les trains durant la Deuxième Guerre mondiale, quand on déportait les gens pour les tuer… »


L’héroïne de l’histoire, sorte de double d’une victime collatérale des attentats du Bataclan, va prendre les choses en main devant la lâcheté des dirigeants. Pour elle, il faut continuer à vivre normalement, ne pas se laisser gagner par la peur. Il faut réagir, s’organiser, fomenter des résistances. Bref, ce n’est pas possible de partir, il faut rester et se battre.


« Il y a cette idée qu’il faut que les gens restent chez eux pour sauver leur pays, indique l’auteur. C’est un clin d’oeil aux migrants syriens. On devrait leur dire de rester dans leur pays. » Pardon ? « Fuir, c’est lâche, c’est abandonner ceux qui restent. »


Il s’explique : « On voit un pays se vider de toute sa jeunesse. Des jeunes qui sont formidables, beaux, grands, puissants, intelligents, cultivés, et qui se mettent sur les routes au lieu de rester dans leur pays. Si eux partent, qui va se battre ? Personne. »


« On a envie de leur dire : “Quoi ! Vous abandonnez vos mères, vos soeurs, vos cousines et les vieux pour aller vivre la belle vie en Europe ! Mais défendez votre pays ! Une fois que votre pays sera sécurisé, si vous avez envie d’émigrer, vous serez libres de le faire, mais vous le ferez en hommes dignes.” »


Il va jusqu’à dire que les Européens qui aident les migrants commettent une faute : « Ils ne pensent pas à ceux qui sont restés là-bas, en Syrie, livrés à la dictature, aux islamistes, aux bandits. Moi, j’ai vécu ça en Algérie, et c’était horrible. »


Boualem Sansal se souvient des années noires dans son pays, ces années 1990 de la guerre civile entre islamistes et forces armées. « L’une des plus grandes douleurs, ce n’était pas tellement d’être attaqué par les islamistes qui faisaient des monstruosités matin et soir, qui violaient, tuaient, torturaient, mettaient des bébés dans des fours à micro-ondes… Ce qui me désespérait le plus, c’était de voir les gens mobiliser tout leur argent pour acheter des devises, faire absolument tout pour avoir des visas, et finalement partir, en abandonnant leur famille dans les pires conditions. »


Écrire comme on enfile une tenue de combat


Lui a décidé de rester. Et de combattre à sa façon. Par l’écriture. Il s’y est mis peu avant l’âge de 50 ans, avec Le serment des barbares, paru chez Gallimard en 1999. Il s’y est mis « comme on enfile une tenue de combat », a-t-il déjà confié.


Boualem Sansal est resté dans son pays malgré la violence, les atrocités. Malgré le limogeage qu’il a subi en 2003 de son poste de haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie algérien, à cause de ses écrits et de ses prises de position. Malgré la censure qui s’applique à plusieurs de ses livres, les sept premiers portant sur la situation critique en Algérie. Et malgré les menaces de mort à son endroit. Directes ou indirectes.


S’il se rend souvent à l’étranger, en France et en Allemagne notamment, où ses écrits sont appréciés et primés, il n’envisage pas plus aujourd’hui qu’hier de quitter définitivement l’Algérie. Mais il demeure sur ses gardes.


« En ce moment, ce qui me cause le plus de soucis en Algérie, ce sont les intellectuels : je suis l’objet d’un harcèlement de leur part. Je suis vraiment leur tête de Turc. Ils commettent des articles dans lesquels ils me traînent dans la boue, et c’est quasiment un appel au meurtre. »


> La suite sur Le Devoir.



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