C'est le premier ouvrage qu'il voulait écrire. Victor-Lévy Beaulieu présente ce livre, son 70e, comme l'aboutissement de 45 ans d'écriture. Difficile de ne pas penser à ça quand on lit La Grande Tribu.
Difficile d'oublier que VLB est l'auteur d'un monumental James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots, encensé jusqu'en Europe. Et qu'il est considéré par plusieurs, ici, comme le plus grand écrivain québécois vivant. Pour ne pas dire, selon certains, de tous les temps.
Difficile, aussi (surtout?), d'oublier le personnage médiatique et tout le folklore qui vient avec. Comment séparer l'homme de l'écrivain? Et l'écrivain de ses livres? Surtout quand il est si présent dans l'actualité. J'ai essayé. J'ai plongé tête baissée dans La Grande Tribu. Comme si je sautais dans l'inconnu. Je viens tout juste d'émerger des 880 pages. C'est encore tout chaud. Pas de recul.
Ne me demandez pas ce que j'ai compris. Ne me demandez surtout pas de résumer l'histoire. Tout ce que je peux dire, c'est que le roman alterne entre deux genres de récit. Un à la troisième personne, assez neutre. L'autre au «je», complètement éclaté.
D'un côté, ce qu'on pourrait appeler la réalité. Sous forme de récapitulatifs biographiques. Portant sur de grands hommes qui ont marqué l'histoire (pas de femmes, non). Ils sont appelés les Libérateurs.
Ils viennent de partout: d'Irlande, d'Amérique du Sud, de France, du Québec, des États-Unis, de Chine... Ils ont vécu à peu près au même moment, au XIXe siècle. De qui s'agit-il? De Daniel O'Connell, Simon Bolivar, Jules Michelet, Charles Chiniquy, Abraham Lincoln, Shang-Ti, Walt Whitman. Et Louis-Joseph Papineau.
On découvre, de façon presque simultanée, leur vie, leurs idées, leurs combats. Et le contexte géographique, politique, historique dans lequel ils ont évolué, depuis leur enfance jusqu'à leur mort. Le tout farci de citations, parfois longues, mais éclairantes, provenant de manuels d'histoire et de biographies.
De l'autre côté, il y a ce qu'on peut considérer comme de la fiction. Sans que la réalité soit exclue pour autant. On a un homme, dans une maison de fous. Il a un trou dans la tête. A perdu ses jambes. Est orphelin.
L'homme en question est obsédé par ses ancêtres. Il est persuadé qu'il descend, tenez-vous bien, d'une baleine... elle-même mère d'un baleineau rebelle «qui rêvait de fonder la Nation du Peuple des Petits Cochons Noirs».
Hystérie historique. C'est la maladie dont souffre le bonhomme, selon son médecin, le docteur Avincenne. Qui ne se gêne pas pour faire toutes sortes d'expériences sur son patient: lobotomie, insulinothérapie... Il lui implante même une puce électronique pour mieux le contrôler.
Parmi les autres patients de ce charmant établissement: Émile Nelligan. «Aujourd'hui, le plus grand poète kebecois copie dans de petits carnets les poèmes de Verlaine qu'il n'a pas encore oubliés et essaie de faire accroire au monde qu'ils sont de son invention.»
Mais le pensionnaire le plus impressionnant de l'endroit est un orignal épormyable. Claude Gauvreau lui-même, oui. Même s'il n'est jamais identifié comme tel.
Une bonne partie du roman lui est en fait consacrée. De même qu'à la femme de sa vie, Muriel Guilbault, simplement présentée comme «la grande actrice rousse».
Sachez que je n'ai encore rien dit. Impossible à résumer, cette histoire, je vous dis. Même André
Arthur et Jeff Fillion sont évoqués à un moment donné.
Mais retenez que l'homme sans jambes a «la grosse tête à Papineau». Autrement dit: «Le seul problème que j'ai, c'est que personne de mes alentours ne semble se rendre compte qu'à moi seul, je constitue toute la nation, son idée raciale et son idée civile, son idée de rébellion et son idée d'indépendance.»
Sa phrase leitmotiv: «Je suis vivant et j'ai hâte.» Tenez-vous le pour dit, bientôt il passera à l'action. Avec plein de gens des régions. Ce sera la révolution. Pourquoi, non? D'autres, ailleurs dans le monde, ont réussi avant lui...
Cessons d'avoir peur. Peur d'avoir peur. Peur de faire peur. Cultivons la graine de héros. Car: «S'il n'y a pas de héros véritable, il n'y a pas de pays, il n'y a pas de nation, il n'y a pas de peuple.» Compris?
Je mentirais si je vous disais que je n'ai pas levé la tête au ciel de temps en temps. J'ai soupiré, aussi, par moments. L'impression que ça tournait en rond.
Mais je ne compte plus les fois où je suis restée bouche bée. Devant cette langue réinventée, cet imaginaire lâché lousse. Ce tourbillon de mots, d'images, qui mitraillent la page. Font des flammèches.
Cette façon, aussi, de tout se réapproprier. De tout se permettre. Sans barrière, sans censure. Même les pires grossièretés. Et ce désir de tout embraser: l'art, l'histoire, la politique...
Je suis passée par toutes sortes d'états contradictoires. Je me suis parfois demandé si, à l'autre bout, quelqu'un n'essayait pas de me mener en bateau. J'imaginais VLB, chez lui, à Trois-Pistoles, en train de se taper sur les cuisses.
J'avais beau essayer de l'oublier, à tout bout de champ il surgissait. Il était là, VLB, caricature de lui-même, en train de lire par-dessus mon épaule. Quand ce n'était pas ses «ennemis» qui gloussaient en choeur.
Allez, ouste. Laissez-moi lire en paix.
Laissez-moi dire ceci. C'est gigantesque, c'est jubilatoire. C'est effrayant. C'est trop. Je cherche encore le mot. Je crois qu'il faudrait l'inventer.
C'est du VLB.
Collaboratrice du Devoir
***
La grande tribu. C'est la faute à Papineau
Victor-Lévy Beaulieu
Éditions Trois-Pistoles
Trois-Pistoles, 2008, 880 pages
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