Gursky, Kravitz, VLB et les autres…

Chronique de Louis Lapointe


En lisant l’article de [Danielle Laurin dans l’édition du Devoir du 16
février dernier->11990], je n’ai pu m’empêcher de penser à cette description de
l’ancêtre Gursky traversant le lac Memphrémagog à la fin du dix-neuvième
siècle. Ce personnage de Richler avait fini par gagner le Grand Nord
canadien où il avait fondé une nouvelle religion dans une communauté
autochtone dont il était devenu l’unique prophète. Le lecteur découvre
assez rapidement que la famille Gursky est une personnification de la
famille Bronfman alors que le narrateur est un juif frustré rongé par
l’alcool.
Richler nous raconte dans son roman comment une famille de pauvres juifs
est parvenue à la richesse grâce au trafic illégal de l’alcool vers les
États-Unis. Il choisit les Bronfman comme modèles, alors que cela aurait
très bien pu être la famille Trudeau. Même si son narrateur abhorre le
comportement «parvenus» des Gursky, il en adopte lui-même les manières.
Comme les Anglais, il adore la pêche à la mouche et préfère le scotch
Macallan au Johnnie Walker. Dans le même ordre d’idées, nous nous souvenons
tous que Pierre Trudeau, lui-même fils de bootlegger, avait tout du dandy
anglais. Si on peut comparer les Gursky aux Trudeau et aux Bronfman, il n’y
a pas non plus beaucoup de distance entre Paul Desmarais et Duddy Kravitz.
En fait, tous ces personnages, réels ou fictifs, sont des archétypes.

Robertson Davies disait que le Canada était un pays ennuyant à cause des
nombreux descendants loyalistes protestants qui l’habitaient depuis qu’ils
avaient fui les États-Unis et traversé la frontière canadienne à l’occasion
de la révolution américaine. Dans les romans de Davies, le mythe canadien
anglais est décrit comme un reliquat de la révolution américaine. Tout au
long de son œuvre, il décrit Toronto comme une société unitaire attachée à
ses racines loyalistes anglaises. Pour Davies, le Canada est demeuré une
colonie anglaise dont l’esprit refuse toujours tout ce qui n’est pas
anglais de souche. Le Canada n’est jamais devenu un pays parce que ses
fondateurs anglo-saxons, alors qu’ils étaient majoritaires, ont décidé
qu’il demeurerait une colonie.
Richler, quant à lui, nous décrit cette difficulté des nouveaux arrivants
juifs à s’identifier à une culture qui peine à s’affirmer elle-même. Pour
lui, le Canada n’est pas un pays, parce que ceux qui l’ont habité après
l’avoir conquis ne l’ont jamais vu eux-mêmes comme un pays. Le Canada est
demeuré une colonie, d’où la difficulté de s’y intégrer. Les Canadiens
vivent dans le déni de cet état de fait.
Lorsque les héros de Richler se retrouvent dans de chics clubs privés de
Montréal ou dans de riches demeures de Wesmount, ou lorsque ceux de Davies
construisent de somptueuses demeures victoriennes dans la région de
Toronto, c’est aux coutumes anglaises qu’ils adhèrent, tout simplement
parce qu’il n’existe pas de culture canadienne dominante, celle-ci ayant
conservé son esprit colonial en raison de l’absence de geste de rupture
face à la mère patrie qu’est l’Angleterre.
Richler et Davies, même s’ils ont un regard différent, arrivent aux mêmes
conclusions. Le Canada n’existe pas, c’est un pays fictif qui n’a jamais
été fondé parce qu’il est demeuré une colonie anglaise, d’où
l’impossibilité pour ses nouveaux arrivants de s’y intégrer. Il n’y a pas
de culture canadienne majoritaire puisque la mosaïque canadienne est le
résultat du refus des Anglo-saxons de fonder un vrai pays. Ils ont préféré
demeurer loyaux à l’Angleterre et à sa reine. En un mot, ils sont demeurés
loyalistes.
Or, lorsque Noah Richler décrit VLB,- «Derrière la clôture qui m'arrive à
la poitrine, j'aperçois un barbu qui pousse une brouette remplie de
compost. Pour tout vêtement, il porte un chapeau de soleil à bords
flottants, des bottes de caoutchouc et un minuscule caleçon noir très
serré, au-dessus duquel déborde le ventre généreux d'un homme au début de
la soixantaine.» - on a l’impression que c’est l’ancêtre Gursky, le
fondateur, qu’il décrit.
Et lorsque Noah Richler cite VLB - «Le territoire où je vis m'appartient.
Il m'appartient même si je le partage avec d'autres, même si, par
définition, il est collectif. (…) Les écrivains ont une obligation envers
leur époque. S'ils ne s'en acquittent pas, ils vivent, dans les faits, en
dehors du monde.» - on a la nette impression d’entendre à la fois Duddy
Kravitz et Mordecaï Richler.
Dans les faits, Noah Richler conteste la conception que son père avait au
sujet de ce qu’est un pays, vision que défend à certains égards VLB.
Lorsque Noah Richler ridiculise VLB, cela nous rappelle Stéphane Dion
ridiculisant la vision de son propre père, Léon Dion. On assiste au refus
du fils d’accepter l’héritage du père : un thème récurrent dans les romans
et pamphlets de VLB, où il décrit la difficulté de léguer comme d’hériter.
Ce qu’ignore Noah Richler, et que son père avait bien compris, c’est que
le pays n’existe pas si on ne l’occupe pas avec la ferme intention de le
fonder. C’est cet échec à fonder un pays que décrivent Davies et Richler
dans leurs livres. Pour eux, le Canada n’a jamais existé parce qu’il n’a
pas encore été fondé.
En ce sens, VLB est le digne successeur de Davies et Richler à qui il
donne entièrement raison en ajoutant le geste à la parole. Il occupe le
territoire avec la ferme intention d’y créer un pays, là où il n’y en a
encore aucun : le Québec. Tout le reste n’est que fiction et déni!
Louis Lapointe

Brossard
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    5 mars 2008

    Bravo monsieur Lapointe!
    Votre description des fondements de "l'identité canadian" en tant que
    manifestation insécuritaire de la part des anglos-canadians, doit être
    lue et appréciée par tous les Patriotes québécois! Votre texte illustre
    parfaitement que le"patriotisme" des anglos n'est que rodomontade.
    Problème, c'est que trop de Québécois le prennent au sérieux. Prendre
    un ennemi aussi méprisable au sérieux? Pas question!
    Je ne dispose pas de statisques et d'exemples littéraires pour étayer
    ce qui suit, mais ce sont des exemples vécus, authentiques. Tenons
    compte de ce que j'habite aux É.-U. depuis belle lurette, et que les
    États-uniens m'ont appris à renforcer la "défense et illustration" de
    mes points de vue par une bonne dose de "in your face" (j't'en mets
    plein la gueule!), quand c'est nécessaire.
    Je fréquente assidument les milieux de la voile des environs de Miami FL.
    On y rencontre des gens de tous les pays (certains ont traversé l'Atlantique),
    et qui, lorsqu'il voient le drapeau québécois sur mon voilier, me demande quel
    PAYS cela représente, et moi - encore et toujours - d'expliquer le Québec!
    Les Européens, les Latino-Américains, les États-uniens même, manifestent
    en général beaucoup d'intérêt, puis vont leur chemin. Par contre, il m'arrive
    d'entendre quelque fois, une voix mal assurée: "You're canadian aren't you?"
    Traduction (en chevrotant) "Mais, ... vous êtes canadian, n'est-ce pas?" Et moi
    de répondre: "Y'a ce drapeau, c'est ce que je suis!" Point, fin de la conversation.
    Échantillonage: 100%. Faut noter que ces tenants du "canadianism", qu'ils
    veulent imposer, même quand ils ne sont pas chez eux, sont tous de l'Ontario,
    terre des loyalistes défaits, complexés, s'il en fut!
    Face aux États-uniens (surtout) les loyalistes (losers) du ROC, n'ont rien d'original, qui leur soit propre, à apporter, sauf des imitations qui sont d'une
    mauvaise foi évidente. La négation de la nation québécoise est une des
    manifestations de leur mauvaise foi. Ils reserrent les rangs, ils se sentent
    liés - donc très 'canadians' face aux É.-U. - lorsqu'ils se rassurent quant à
    leur pseudo-identité, en niant - encore et toujours - la légitimité du Québec!
    Et ce sont ces gens qui voudraient nous "garder" dans leur pays? Pour qu'on
    devienne comme eux? Nenni, messieurs-dames, nenni! ... A la bonne vôtre!
    Claude Jodoin Ing., Boca Raton É.-U.

  • Archives de Vigile Répondre

    4 mars 2008

    Continuez M. Beaulieu ! Continuez !
    Nous avons besoin de vous !
    Ne laissez pas les petits "colonisés" faire du nivellement par le bas de notre pays romanesque pour ensuite le lui reprocher en bons gérants d'estrade !
    " Pour écrire un Finnegans Wake québécois, il faudrait donc être tout à la fois Hubert Aquin, Jacques Ferron, Claude Gauvreau, Réjean Ducharme et quelque chose de plus encore, ce que Luis-Jorge Borges a parfaitement circonscrit quand il a dit : « C’est facile d’écrire le Quichotte. Il faut connaître à fond l’Espagne, avoir lu tous les romans de chevalerie et s’appeler Cervantes. » Ainsi naît le Livre totalisant, celui auquel Joyce s'est attelé en écrivant Finnegans Wake et celui auquel s'attellera un jour le Dieu-Thoth québécois quand seront enfin réunies les conditions gagnantes, au-delà du beau risque et de l’amnésie globale transitoire dans laquelle nous pataugeons parce que nous avons encore peur de la grandeur. "
    - Victor Lévy-Beaulieu, James Joyce, l'Irlande, le Québec, les mots, 2006

  • Jacques Bergeron Répondre

    3 mars 2008

    Que texte! Merci de l'avoir écrit. Il saura rendre de grands services à des millions de Canadiens-français québécois et à de nombreux autres Québécois, s'ils savent lire ce que vous avez écrit.