Dans son rapport intitulé «Enseignement et recherche universitaires au Québec: l'histoire nationale négligée», rédigé en collaboration avec Myriam D'Arcy, Éric Bédard déplore amèrement que l'histoire nationale ne soit plus enseignée et ne fasse plus l'objet de recherche dans les universités québécoises.
Ce constat alarmiste, auquel les médias et le Parti québécois ont fait écho, repose sur une étude en apparence tout à fait objective qui a consisté à répertorier les intitulés de cours et de projets de recherche menés par les professeurs dans les différents départements d'histoire des universités québécoises, de même que les sujets de thèses et de mémoires de leurs étudiants, et à classer le tout à l'intérieur de deux catégories étanches: ceux appartenant à l'histoire sociale (majoritaires) d'un côté, et ceux appartenant à l'histoire nationale (minoritaires) de l'autre. La méthode a pour avantage d'être simple et de démontrer ce qu'elle devait prouver: que l'histoire nationale est en déclin, que l'heure est gravissime et qu'un sérieux coup de barre s'impose.
Classification difficile
Est-ce vraiment aussi simple? En réalité, l'histoire sociale, l'histoire nationale et l'histoire politique se sont très nettement rapprochées au cours des dernières décennies, au point où il est maintenant devenu très difficile de classifier, avec la belle assurance dont fait preuve ce rapport, la recherche qui se fait et s'écrit uniquement à partir d'un titre. S'il est vrai que durant un temps, l'histoire sociale ne s'est guère préoccupée des questions politiques ou nationales, tout comme l'histoire politique et nationale avaient, avant elle, fait fi du social, on assiste présentement à une imbrication de ces différents champs de l'histoire qui, loin d'appauvrir les connaissances comme le sous-entend Bédard, vient au contraire les enrichir et permettre de mieux comprendre le passé.
Ainsi, selon le rapport, je fais partie de ces historiennes du social que la dimension politique et nationale n'intéresserait guère. Il est vrai que si on se base uniquement sur le titre de mon ouvrage sur l'histoire de la médicalisation de la maternité (Un Québec en mal d'enfants. La médicalisation de la maternité au Québec, 1910-1970, éditions du Remue-ménage, 2004) on peut facilement me classifier dans cette catégorie. Mais un titre ne dit pas tout. De fait, ce livre consacre au moins un chapitre à comparer le discours des médecins au sujet de la mortalité infantile et les discours nationalistes qui ont traversé une bonne partie du XXe siècle en mettant en évidence leur corrélation (chapitre 2: «Une mortalité infantile bien nationale»). Au moins deux autres chapitres (sur six) s'attardent aux multiples facettes de l'intervention de l'État et de groupes nationalistes et féministes (qui étaient souvent nationalistes) dans la mise en place d'infrastructures de santé publique pour endiguer ce qui était alors qualifié de «véritable fléau».
Trois chapitres sur six, donc, abordent la médicalisation de la maternité sous l'angle de la question nationale et de l'action des pouvoirs publics. Mais dans l'esprit d'Éric Bédard, je demeure une historienne des femmes, donc une spécialiste de l'histoire sociale qui, forcément, néglige le politique et le national.
La question nationale au coeur des enjeux
Il est vrai que je m'identifie comme une spécialiste de l'histoire des femmes, du genre, de la famille, de la santé, de l'enfance et depuis peu, de la consommation. Dans mon esprit, cependant, cela ne veut surtout pas dire que je néglige l'histoire nationale ou politique, bien au contraire, car j'estime que le nationalisme a très profondément imprégné tous les enjeux auxquels le Québec a dû faire face depuis la Conquête, y compris, par exemple, la mortalité infantile.
En fait, je considère que mes travaux, comme ceux d'un très grand nombre de mes collègues associés à l'histoire sociale et culturelle, contribuent à élargir le champ de l'histoire politique et nationale en les ouvrant à d'autres préoccupations. Loin de faire disparaître l'histoire nationale et politique, l'histoire sociale et culturelle qui se fait depuis plus d'une quinzaine d'années tend plutôt à montrer que la question nationale a été au coeur de nombreux débats sociaux, parfois sur des sujets les plus inattendus comme le choix d'un bon tabac.
Plutôt que de rapetisser l'histoire nationale et politique en les réduisant au rôle joué par certains membres de l'élite masculine lors de certains épisodes du passé (la Conquête, les Rébellions, la Confédération, etc.), ces recherches cherchent à comprendre comment ces événements ont eu des répercussions sur tout le tissu social, comment ils ont façonné non seulement le jeu politique, mais aussi la vie quotidienne, ce qui permet de prendre en compte l'ensemble de la population (du peuple, si on veut).
Honnêteté intellectuelle
Mais ce métissage ne plaît pas à tous, car lorsque les historiens du social intègrent l'histoire politique et nationale à leurs recherches, leur éclairage déstabilise très souvent un récit que l'on souhaiterait exempt de tensions ou de conflits (du moins, à l'intérieur même de la nation). Ou alors, ces recherches font apparaître des acteurs historiques (notamment les femmes, les immigrants, les autochtones, les exclus) ou des phénomènes (comme les taux catastrophiques de mortalité infantile qui sévissaient dans la population canadienne-française au début du XXe siècle) qui donnent moins de raisons de se réjouir et de poser le passé en exemple.
Car, à mon avis, c'est bien de cela qu'il s'agit: revaloriser l'histoire politique et nationale afin de redynamiser l'appui populaire à la cause souverainiste. De mon point de vue, ce n'est pas tant l'histoire du Québec «qui s'en va à vau-l'eau», comme le prétendait l'éditorial du Devoir le 6 octobre dernier, mais les nationalistes qui arrivent plus difficilement à convaincre et qui s'activent à trouver une solution à ce qu'ils voient comme un problème. Le projet politique souverainiste est tout à fait légitime. Qu'il cherche à embrigader l'histoire à son service ne serait pas une première. Qu'il ait au moins l'honnêteté intellectuelle de le reconnaître clairement me semble un minimum.
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Denyse Baillargeon - Professeure au Département d'histoire de l'Université de Montréal
Histoire
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