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Le rôle géopolitique du canal Érié

Tribune libre

Le canal Érié est une voie de navigation maritime construite aux États-Unis au XIXe siècle. Il permet de mettre en communication directe l’océan Atlantique et les Grands Lacs via le port de New-York. La question est de savoir quel est le rôle géopolitique du canal Érié en Amérique du Nord.

Par deux fois, lors de la guerre d’indépendance américaine en 1775 et lors de la guerre de 1812, les États-Unis envahissent le Québec. En effet, le problème des Américains est qu’ils ne disposent d’aucune voie navigable naturelle leur permettant de circuler à moindre coût d’est en ouest à travers le pays. Cette situation rend très onéreux le transport d’hommes et de marchandises vers la partie occidentale de l’Amérique du Nord, ce qui freine leur processus de colonisation.

Le Québec, quant à lui, dispose d’un accès direct à la fois vers l’océan Atlantique et vers les Grands Lacs via le Saint-Laurent. La ville de Montréal constitue le point de convergence entre ces deux directions. Or, les Américains ont une chance. Via le lac Champlain, qui relie les États-Unis au Québec, la ville de New-York est en communication maritime directe avec Montréal.

Dans ce contexte, pour les Américains, il est impératif de prendre le contrôle du Québec et du Saint-Laurent afin de maîtriser la seule voie maritime naturelle qui permet de se déplacer loin et à moindre coût au sein de l’espace nord-américain. Cette situation constitue l’un des facteurs explicatifs des deux guerres que se font les Américains et les Anglais en Amérique du Nord.

Ne parvenant pas à solutionner leur problème par le sort des armes, les États-Unis s’orientent vers une solution technique. En effet, ils décident de construire sur leur territoire une immense voir navigable artificielle, le canal Érié, qui permet de mettre en contact direct New-York et les Grands Lacs.

Ce projet s’avère extrêmement ambitieux pour l’époque. Il s’agit de créer un canal à travers la gigantesque barrière naturelle, réputée infranchissable, que constitue la chaîne de montagne des Appalaches. Le chantier nécessite des moyens considérables que le secteur privé s’avère incapable de fournir.

Dewitt Clinton, maire de New-York de 1803 à 1815 puis gouverneur de l’État de New-York, met en place un système de financement innovant pour ce projet dont le coût, huit millions de dollars, s’avère faramineux à l’époque. La ville et l’État de New-York créent un fond spécial chargé d’émettre des obligations pour attirer les investisseurs.

Relayés par les banques locales, les emprunts émis par le fond sont un véritable succès car les Américains comprennent les immenses profits qu’ils peuvent tirer de la construction du canal. Les sommes prélevées couvrent l’intégralité de l’opération.

Les travaux démarrent le 4 juillet 1817. Le creusement du canal se fait en grande partie à la pioche et avec des engins de labour attelés. Plus de 10 000 ouvriers, dont une majorité d’Irlandais, travaillent sur ce projet pharaonique. Les travaux se heurtent à d’énormes difficultés.

À cette époque, les États-Unis ne disposent pas de formations spécialisées dans le génie civil. La conduite du chantier est donc confiée à des amateurs éclairés et à des autodidactes comme l’ingénieur en chef Benjamin Wright et l’ingénieur responsable des travaux James Geddes.

Le projet est mené avec enthousiasme mêlé d’une grande improvisation entraînant d’importantes déconvenues. Près d’un millier d’hommes meurent de la malaria pendant les travaux dans la région du marais de Montezuma et plusieurs sont blessés lors de la percée dans la zone du Niagara avec des explosifs. Le projet est réalisé avec beaucoup de retard.

Le 26 octobre 1825, le canal Érié est inauguré par Dewitt Clinton. Long de 584 kilomètres, large de 12 mètres et profond de 1,2 mètres, il comporte 83 écluses. L’évènement est d’une importance stratégique majeure pour les États-Unis. En effet, il s’agit de l’ouverture de la première et de l’unique route maritime entre l’est et l’ouest du pays. Il relie directement New-York aux Grands Lacs permettant ainsi aux Américains de se passer de Montréal.

Les perspectives de tirer de gros profits des ressources de l’ouest s’accroissent considérablement pour les marchands et les explorateurs. En étant orienté à la fois vers les Grands Lacs et vers l’océan Atlantique, New-York occupe une place géostratégique majeure. Elle devient le point de transit obligé pour le trafic commercial à l’intérieur de l’espace nord-américain et vers l’international.

Au Québec, la mise en service du canal Érié a des conséquences très rapides sur l’économie locale. En effet, stimulée par l’arrivée de denrées agricoles en provenance des États fédérés du sud États-Unis, New-York connaît une croissance fulgurante de son activité économique et une industrialisation rapide. Entre 1825 et 1850, elle voit son activité commerciale se multiplier par cinq, sa population par quatre et ses exportations par trois.

L’accès à Montréal ne représentant plus d’intérêt pour les Américains, ces derniers quittent l’axe Champlain pour s’installer le long du canal Érié. Les villes implantées le long du canal Érié, comme Syracuse, Rochester ou Buffalo, profitent de l’engouement autour de cette nouvelle voie maritime. Les industries américaines, notamment du bois, du textile ou encore de la métallurgie, suivent le tracé du canal pour s’implanter. Cet axe devient une zone stratégique pour le développement de l’économie du pays tout entier.

Au milieu du XIXe siècle, les villes qui bordent le canal fournissent l’essentiel des brevets déposés aux États-Unis. Les emprunts réalisés pour financer cette infrastructure sont très rapidement remboursés. Entre 1825 et 1882, le canal rapporte plus de deux millions de dollars par an à la ville et l’État de New-York.

Redoutant que cette infrastructure ne permette aux Américains d’exploiter les richesses de l’Ontario avec eux, les Anglais se précipitent vers l’Ouest. Ils accélèrent la construction d’un canal, celui de Lachine, leur permettant ainsi de transporter plus d’hommes et de marchandises dans la partie occidentale de l’espace nord-américain. Les Britanniques et les Américains sont au coude à coude dans leur course à la conquête territoriale. Le canal Érié, aux États-Unis, et le canal de Lachine, au Québec, sont tous deux inaugurés en 1825.

En permettant de relier directement New-York de l’océan Atlantique aux Grands Lacs, le canal Érié met fin aux ambitions de conquête territoriale des États-Unis envers le Québec. En effet, n’ayant plus besoin d’un accès au Saint-Laurent pour circuler jusqu’aux Grands Lacs, la Belle Province cesse d’être convoitée par le puissant voisin américain. Montréal est rapidement dépassée par New-York qui devient le premier pôle commercial et financier de l’Amérique du Nord.

L’avantage pour le Québec est que ces deux infrastructures attirent l’attention des Américains et les Canadiens anglophones sur la conquête de l’Ouest plutôt que sur le contrôle de la province. La Belle Province devient donc à partir du XIXe siècle un espace périphérique pour les intérêts des anglophones en Amérique en Amérique du Nord. Cette situation permet aux francophones de ne plus subir de nouvelle guerre sur leur territoire et de voir le flux d’immigrants se diriger vers l’ouest. Ils ne sont donc pas submergés ni par les Anglais, ni par les Américains, ni par les immigrants.

Ne cédant pas aux sirènes de la recherche de l’enrichissement rapide à court terme, les francophones sont encouragés par l’Église catholique à continuer de mettre en valeur les ressources des basses terres du Saint-Laurent qu’ils occupent depuis l’époque de la colonisation française. Ils restent donc majoritaires au Québec ce qui leur permet d’être en position de force face aux anglophones pour revendiquer des droits particuliers.

Bibliographie :

(Bernsein) Peter L., Wedding of the Waters : The Erie Canal and the Making of a Great Nation, New-York, W.W. Norton & Company, 2010, 464 pages.
(Kizmann) Andrew P., Erie Canal, Mount Pleasant, Arcadia Publishing, 2009, 128 pages.
(Koeppel) Gerard, Bond of Union: Building the Erie Canal and the American Empire, Boston, Da Capo Press, 2010, 454 pages.
(Levy) Janey,The Erie canal : A Primary History of the Canal That Changed America, New-York, The Rosen Publishing Group, 2003, 64 pages.
(McNeese) Tim, The Erie Canal : linking the Great Lakes, New-York, Infobase Publishing, 2009, 141 pages.
(Morgan) Martin, (Cregg) Joan H., Erie canal, Mount Pleasant, Arcadia Publishing, 2001, 128 pages.
(Roberts) Warren, A Place in History : Albany in the Age of Revolution (1775-1825), Albany, Sunny Press, 2010, 356 pages.
(Sauvé) Joseph René Marcel, Géopolitique et avenir du Québec, Montréal, Guérin, 1994, 350 pages.
(Shaw) Ronald E., Erie Water West: A History of the Erie canal (1792-1854), Lexington, University Press of Kentucky, 2013, 472 pages.
(Sheriff) Carol, The Artificial River: The Erie Canal and the Paradox of Progress (1817-1862), Londres, Macmillan, 1997, 272 pages.
(Wyld) Lionel D., Low Bridge: floklore and the Erie canal, Syracuse, Syracuse University Press, 1977, 212 pages.


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3 commentaires

  • Ludovic MARIN Répondre

    14 août 2016

    Bonjour,
    Oui M. SAUVÉ et moi-même arrivons à des conclusions similaires sur le canal Érié.
    C'est pour cela que je cite son ouvrage "Géopolitique et avenir du Québec" dans la bibliographie indicative que je propose à la fin de mon article.
    Cordialement.
    M. MARIN Ludovic.

  • Ouhgo (Hugues) St-Pierre Répondre

    13 août 2016

    Il se perd dans la masse d'information accumulée, que ce Canal Érié fut abandonné éventuellement. Le vestige étant situé à la limite nord des É.U., il servirait de dépôt aux déchets (nucléaires?) que personne ne veut avoir comme voisins.

  • Jean-Claude Pomerleau Répondre

    13 août 2016

    Sur le canal Érié, vous rejoignez les observations de M JRM Sauvé :
    ***
    APRÈS LA GUERRE DE 1812, LA CONSTRUCTION DU CANAL
    ÉRIÉ ET SON OUVERTURE EN 1825 DÉPLACÈRENT LES
    RAPPORTS DE FORCES ENTRE LES ÉTATS-UNIS, L’AMÉRIQUE
    BRITANNIQUE DU NORD ET LE QUÉBEC.
    (...)
    En stratégie d’État, stratégie commerciale et stratégie de guerre, les
    principes sont les mêmes : saisissez la région la plus œkoumène, soit la
    plus basse, la plus plate, aux sols les plus arables et avec les meilleures
    communications et le reste vous tombera dans les mains par le fait même.
    En Amérique Britannique du nord, il n’y avait que deux régions
    œkoumènes : les basses terres du Saint Laurent et les basses terres des
    grands Lacs. La saisie de ces deux régions fait tomber tout le reste.
    Que les Américains gagnent les batailles de Châteauguay et de Lundy’s
    Lane et c’en est fini pour les Britanniques qui perdraient alors toute
    l’Amérique Britannique du Nord (alias Canada). En 1815, les Américains ont
    perdu sur les deux fronts.
    En 1838, en pleine guerre civile au Québec, comment se fait-il que les
    Britanniques déplacent de gros effectifs militaires face à Buffalo et
    abandonnent presque complètement le front du lac Champlain qui avait
    abouti à la bataille de Châteauguay ?
    La réponse se trouve dans la dépêche No 420, rédigée par Lord Durham et
    expédiée à Lord Gleneg, Secrétaire aux Colonies, le 16 juillet 1838.
    Son contenu est simple. La veille, en bon diplomate qui cherche à éviter la
    guerre, Durham est allé rendre visite au gouverneur américain de Buffalo,
    qui l’avait invité à dîner. Entre gentlemen, on va d’abord se saluer avant de
    se tirer dans la face. Une fois arrivé à Buffalo, Durham en a profité pour
    déployer toutes ses manifestations de la plus solide amitié entre
    l’Angleterre et les États-Unis, y compris des toasts au Président des États-
    Unis et au Gouverneur. Non mais, on est diplomate ou on le l’est pas…
    Le lendemain, revenu dans ses quartiers, à Niagara, Durham s’est
    empressé de rédiger et d’expédier sa dépêche No 420, dont l’importance
    stratégique est primordiale pour nous au Québec, autant que pour les
    Anglais, comme nous verrons plus loin.
    Dans cette fameuse dépêche, Durham raconte les détails de sa visité de la
    veille. Il observe que Buffalo n’est plus un poste de traite d’une colonie
    mais une ville systématiquement organisée, arpentée et confiée à des
    législateurs. PUIS IL AJOUTE : TOUT CELA À CAUSE DU CANAL ÉRIÉ
    OUVERT 13 ANS AUPARAVANT.
    (...)
    ***
    JCPomerleau