Le « printemps arabe » - Lawrence en Arabie

Lawrence Cannon a fait le pari de gérer les relations internationales en composant avec les oligarques de ce monde pour en tirer le meilleur profit possible

"Crise dans le monde arabe" - Maghreb



La foule continuait hier à manifester sur la place Tahrir, au Caire, pour réclamer le départ du président Hosni Moubarak et la fin de son régime.

Photo : Agence Reuters Dylan Martinez

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Nous entendons ces derniers jours l'expression «printemps arabe» pour décrire les formidables mobilisations des peuples en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Bien malin qui pourra prédire l'avenir de ces pays où ont lieu depuis plusieurs jours des manifestations sans précédent, comme nous pouvons le voir au Yémen, en Algérie ou encore en Jordanie et même en Syrie.
Nous sommes nombreux à nous réjouir des événements actuels en Tunisie et en Égypte, non sans une grande angoisse pour la suite des choses, surtout au vu des affrontements extrêmement violents sur la place Tahrir au Caire, entre les partisans de la démocratie et les bandits armés par le régime. En effet, si l'instabilité politique est une phase incontournable des périodes de transition vers la démocratie, elle peut également favoriser l'émergence de nouveaux régimes autoritaires.
Mais il existe d'autres raisons pour lesquelles certains s'inquiéteront de ce printemps arabe, si c'en est un. Si tout démocrate digne de ce nom veut la démocratie et approuve ce qui la favorise, nos démocraties se montrent rarement aussi vertueuses. Le comportement de nos dirigeants illustre bien cet écart parfois abyssal entre le principe de la démocratie et ce qui anime en réalité les choix économiques et politiques de nos gouvernements. Un exemple est celui de notre ministre des Affaires étrangères, Lawrence Cannon, dont la sagesse politique repose sur des piliers bien fragiles.
Le commerce avant le droit
À l'heure actuelle, des ressortissants de très nombreux pays tentent de quitter l'Égypte et se bousculent aux portes de l'aéroport du Caire. L'opposition a dénoncé avec raison les difficultés de notre ambassade en Égypte et clairement montré qu'elles sont inévitablement liées aux compressions imposées par les conservateurs aux services diplomatiques canadiens. Or, Lawrence Cannon s'entête à défendre les actions du gouvernement. Seules comptent les prétendues valeurs occidentales, et les luttes d'intérêts qui les accompagnent.
Il y a quelques jours, alors que la Tunisie faisait les manchettes de tous les journaux, Lawrence Cannon a dit vouloir donner suite à une requête d'extradition concernant Belhassen Trabelsi, le beau-frère du président déchu Zine el-Abidine Ben Ali. Lawrence Cannon aurait bien aimé se débarrasser de Trabelsi le plus rapidement possible, mais il doit composer avec les procédures légales de notre pays, sans quoi nous serions soumis à l'arbitraire du pouvoir exécutif.
Au même moment, le premier ministre Harper affirmait que les membres de l'ancien gouvernement tunisien n'étaient pas les bienvenus au Canada. Fait cocasse ou ironie de l'histoire, cette déclaration eut lieu au moment d'une visite officielle du premier ministre à Rabat au Maroc, laquelle avait pour but de lancer des négociations commerciales en vue de conclure un accord de libre-échange avec le royaume de Mohammed VI. Notre gouvernement a eu la présence d'esprit de choisir un partenaire dont le régime politique a su bloquer sur son territoire, du moins jusqu'à nouvel ordre, l'onde de choc des bouleversements politiques en Tunisie. Il serait très difficile pour Harper de dire publiquement que ni les membres de la famille royale ni celle du premier ministre Abbas El Fassi ne sont les bienvenus au Canada, quelques jours seulement après leur avoir serré la main pour sceller un partenariat économique.
Comme chacun le sait, nos relations à l'étranger sont moins dictées par des considérations politiques que par des motivations économiques. Certes, l'un ne va pas sans l'autre, mais on aurait pu espérer que la démocratie contraindrait le marché, et non l'inverse, ou du moins que certains leviers économiques contribueraient à renforcer les sociétés civiles face aux pouvoirs extraordinaires des dirigeants. Mais, aujourd'hui, la droite s'empresse de répondre à ce discours en le cataloguant de naïf, voire de contre-productif.
Dictature durable contre développement durable
Le 1er février, notre premier ministre a manifesté son appui au peuple égyptien à la suite de l'annonce faite par le président Moubarak sur le fait qu'il ne sera pas candidat aux prochaines élections. En dehors de cette déclaration, qui d'ailleurs n'engage à rien, Lawrence Cannon et le ministère des Affaires étrangères canadiennes se sont faits très discrets sur la crise égyptienne, car à l'instar de nombreuses puissances économiques, ils en sont partiellement responsables.
D'une part, les démocraties occidentales les plus riches ont joué un jeu dangereux avec les régimes autoritaires du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, en utilisant le prétexte économique pour créer des alliances stratégiques avec certains États dits «modérés», ou pour le dire autrement, plus à même de coopérer contre les États dits «voyous» — pour revenir à la rhétorique des années Bush — ou en passe de le devenir. D'autre part, l'ensemble des échanges économiques avec des États comme la Tunisie, l'Égypte ou le Maroc n'a pas pour but la justice sociale ou l'amélioration du niveau de vie de la population, mais l'augmentation des bénéfices, peu importe la manière dont ils seront obtenus ou distribués.
Lawrence Cannon, tout comme l'ensemble des citoyens canadiens qui cautionnent les actes de notre gouvernement d'une manière ou d'une autre, approuve ainsi des régimes politiques autoritaires et corrompus dans la mesure où ceux-ci ne vont pas trop loin, non pas pour éviter le sang, mais par crainte de déstabiliser le marché. Pour quelqu'un comme Cannon, l'erreur impardonnable d'un Moubarak aujourd'hui n'est pas son mépris de la démocratie, mais d'avoir fragilisé le contrôle par l'Europe et l'Amérique du canal de Suez et de l'oléoduc Suez-Méditerranée, passages essentiels pour l'acheminement de l'or noir.
En résumé, Lawrence Cannon a fait le pari, comme beaucoup d'autres, de gérer les relations internationales en composant avec les oligarques de ce monde pour en tirer le meilleur profit possible. On préfère donc la dictature durable au développement durable et responsable, sous prétexte de non-ingérence. Voilà pourquoi Hilary Clinton se montre maintenant aussi sévère à l'égard de Moubarak. De son côté, Lawrence Cannon n'attend que les derniers soubresauts du vieux raïs pour en faire autant. Non pas parce que Moubarak et son nouveau premier ministre, Omar Souleiman, sont des antidémocrates notoires, mais tout simplement parce qu'ils ont dépassé leur date de péremption.
Pas de démocratie sans justice sociale
Pourtant, une telle politique n'est pas inévitable. Nous aurions pu soutenir le peuple égyptien de manière à ce que nos échanges économiques avec lui permettent de lutter de manière efficace contre la pauvreté et le chômage dans ce pays. La tâche n'est certes pas facile, car la population égyptienne a augmenté en flèche, pour atteindre 80 millions de personnes. Il s'agit d'une explosion démographique qui épuise l'économie du pays. Il n'y a pas de solution miracle, mais un premier pas serait de préconiser des relations socio-économiques ne conduisant pas à renforcer le seul pouvoir des dictateurs ou des plus nantis.
Que diable peut faire notre Lawrence Cannon dans la galère du monde arabe? Peut-être devrait-il commencer par lire des auteurs comme Amartya Sen ou Martha Nussbaum, qui ont montré les corrélations profondes entre la très grande pauvreté et les problèmes de justice sociale. Pour ces auteurs, le PIB ne peut être un indicateur fiable, car il ne tient pas compte des capacités réelles des individus à mener une vie bonne. Par exemple, on ne peut espérer la pérennité du mouvement démocratique en Égypte s'il n'est pas nourri par l'accès aux ressources de base et à l'éducation.
Or, les relations commerciales des démocraties occidentales bloquent un tel développement plutôt qu'elles ne le favorisent. Pour le dire autrement, la meilleure suite à donner au printemps arabe serait un printemps occidental, où les grandes puissances nord-américaines et européennes changeraient fondamentalement leurs attitudes commerciales et politiques avec des pays comme la Tunisie, la Jordanie, le Maroc ou l'Égypte. Malheureusement, notre Lawrence ne sera pas l'instigateur d'un tel changement.
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Christian Nadeau - Professeur de philosophie à l'Université de Montréal


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