Le passé qui ne passe pas

Et puis Laporte est mort. Et l'indépendance aussi. Est-ce bien nécessaire de la retuer tous les 10 ans?

Une conscience politique légère, dominée par l'émotion superficielle des jours qui passent, mais ignorante des tendances lourdes et des ruses qui font l'Histoire. "Fuck off, Chose"



En octobre 1970, je n'avais pas 30 ans. J'avais déjà émigré deux fois, fait cent métiers, deux enfants, je venais de me séparer, j'habitais un deux pièces et demie sinistre sur le boulevard Saint-Joseph au coin de Fullum - ou était-ce au coin de la rue Messier, juste à côté de l'actuel centre sportif du Plateau? À cinq minutes à pied du Montréal-Matin où j'étais chef de pupitre aux sports.
C'est là que la police est venue me chercher, une nuit, juste avant les mesures de guerre. Le gardien est venu me dire que la police m'attendait à la porte. Deux taupins m'ont embarqué dans l'auto. Où on va?
On allait chez moi. Ils savaient où c'était. On est monté, ils ont fouillé, ç'a été vite fait, je n'avais rien, pas de meubles, pas de linge, un matelas à terre. Ont continué de fouiller pareil. Si c'était de la dope qu'ils cherchaient, ils ne pouvaient pas la trouver, elle était dans le tiroir de mon bureau, au journal. Celui qui était assis a sorti un classeur de sa serviette, comme s'il allait me proposer une assurance vie. Il a tiré de ce classeur la copie d'un article d'Allô Police. C'est vous, ça?
C'était moi. Deux ans auparavant. Dessiné - avec talent d'ailleurs - par un dessinateur de cour, on me représentait aux côtés de Gérard Pelletier, qui avait été cité comme moi au procès de Pierre Vallières. Le flic s'est mis à lire le passage me concernant: Un journaliste de 27 ans, Pierre Foglia, ancien membre du PSQ et du MLP, a dit regretter de n'avoir jamais fait partie du FLQ, sa situation familiale le lui interdisant. Notez au passage que je cultivais déjà ce sens de l'humour un peu tordu qui ne me vaudra jamais d'invitation, je m'en désole, au festival du même nom.
Ils ont fouillé aussi mon débarras au sous-sol, puis sont partis. Je suis retourné au journal boucler mes pages de sports.
Les flics se trompaient de deux ans. En octobre 70, je n'avais pas 30 ans, mais j'avais déjà fini de faire la révolution, j'étais passé à autre chose. Je n'étais plus là-dedans. J'étais dans le vélo, déjà. J'étais dans Jaune de Ferland et dans On The Threshold of The Dream des Moody Blues. J'étais dans Lucienne, la comptable du journal, et des fois dans sa soeur, qu'elle m'avait présentée au défilé de la Saint-Jean. J'étais au Chat noir, que fréquentaient aussi les felquistes, mais je n'en connaissais aucun. J'étais chez Pedro, où Patrick Straram, grand pourfendeur de bourgeois, était bien trop saoul pour en enlever un. J'étais encore plus souvent à la Hutte suisse, où se tenait le Foglia de l'époque, qui s'appelait Nick Auf der Maur. Il chroniquait à la Gazette (ou au Star?) et voyait à ma culture en me passant des Brautigan et des John Fante.
J'ai vécu la crise d'Octobre comme la plupart des gens autour de moi - comme la plupart des Québécois? J'ose le penser -, dans une intense exaltation, et cela pendant les 10 jours qui se sont écoulés après l'enlèvement de Cross, le 5 octobre 1970.
Le 16 octobre, notre exaltation a monté d'un cran avec l'entrée en vigueur de la Loi sur les mesures de guerre. Nous étions nombreux à croire (et à espérer) qu'on s'en allait vers quelque chose d'important, un embrasement d'où le Québec sortirait indépendant.
Le 17, tout s'est écroulé, tout est devenu glauque. On a retrouvé le cadavre de Pierre Laporte dans le coffre d'une voiture. Accident ou pas, nos héros étaient devenus des assassins. Ceux d'en face venaient de se trouver un martyr. Le pire des scénarios. Nous sommes plusieurs à avoir vu dans le cadavre de Pierre Laporte celui de l'indépendance.
Tous les 10 ans, la crise d'Octobre revient dans l'actualité. S'ajoutent alors de nouveaux faits, de nouveaux livres; des acteurs sortent de l'ombre en même temps que s'éloigne la vérité d'une époque, qui est dans les ombres, dans les plis, dans le crépusculaire. En général, le lourd (de conséquence), le grave s'atténue avec le temps, alors qu'ici c'est le contraire, le drame s'alourdit à chaque décade. Chaque fois, on réactualise, surtout on rééditorialise la crise d'Octobre. À la photo en noir et blanc, on ajoute les couleurs du présent, le jaune inquiet, le rouge hystérique, le mauve terroriste, comme si on nous disait: hé, les boomers, vous avez même raté votre 11 septembre; on va vous le rejouer, ne le ratez pas une autre fois.
Tous les 10 ans, on nous rejoue la crise d'Octobre de plus en plus fort, un son et lumières qui prétend nous éclairer sur notre passé alors qu'on nous renseigne surtout sur le présent, sur le changement des choses, des idées, des moeurs. Utile en cela, mais en cela seulement. C'est Faulkner qui a dit que non seulement le passé n'est pas mort, il n'est même pas passé.
C'était comment, la crise d'Octobre, grand-papa?
Jusqu'à la mort de Laporte, c'était le fun.
Ne faites pas cette tête-là. Quand Cross a été enlevé, le 5 octobre, le Québec n'a pas été plongé dans l'horreur, mais dans une intense excitation. Ce délégué commercial, on ne le tuerait pas, tout le monde savait ça.
Le moment le plus réjouissant, c'est quand, cédant à l'une des conditions de l'ultimatum des felquistes, Gaétan Montreuil a lu leur manifeste à la télé de Radio-Canada. Ce n'est pas le texte - un indigeste charabia - qui nous a réjouis, c'est d'entendre Montreuil le lire en se tordant la bouche, en s'arrachant la gueule à chaque mot. La chienlit, comme de Gaulle appelle le petit peuple de 68, la chienlit mettait les puissants à genoux.
L'impuissance de la police aussi. C'est toujours amusant quand la police se plante. Je me souviens d'une caricature de Girerd que je ne retrouve pas - lui non plus, même s'il se souvient de l'avoir dessinée, je viens juste d'en parler avec lui -, une caricature qui montrait une rose dans un vase, dans une vitrine, et sur le trottoir, devant cette vitrine, deux flics balourds qui cherchent les Rose.
Cette caricature dans La Presse, qui n'est pas un journal très favorable aux enlèvements, nous dit que l'humeur du temps s'y prêtait. Girerd n'eût pas dessiné un sourire et La Presse ne l'eût pas publié si une partie de la province n'eût pas déjà souri.
Je réitère: une intense exaltation.
Et puis Laporte est mort. Et l'indépendance aussi. Est-ce bien nécessaire de la retuer tous les 10 ans?


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