Le monde et nous

Il faut se rendre à l'évidence: les mots «accommodements raisonnables» passent au mieux, à l'étranger, pour un étrange québécisme.

Accommodements - Commission Bouchard-Taylor

Il faut beaucoup de culot ou beaucoup d'ignorance pour affirmer que notre débat sur l'identité et les quelques déclarations extrémistes entendues à la commission Bouchard-Taylor nuiront à la réputation internationale du Québec. C'est peut-être désolant pour les commissaires, mais leur excellent travail est loin de susciter de l'intérêt à l'étranger.
À l'exception de rares dépêches qui occupent au mieux quelques lignes en bas de page, la presse étrangère ignore purement et simplement cet exercice de démocratie pourtant surprenant. Le dernier article recensé sur le sujet dans la presse française date du mois de février, bien avant la création de la commission. Nous étions alors au beau milieu des événements de Hérouxville. Et encore, l'affaire avait été traitée sur le mode de l'exotisme. Depuis, c'est le silence le plus plat. Et si la presse française fait la morte, il y a fort à parier que l'Europe au grand complet se tient coite.
Il faut se rendre à l'évidence: les mots «accommodements raisonnables» passent au mieux, à l'étranger, pour un étrange québécisme. Même aux États-Unis, ils ne dépassent pas le jargon des milieux juridiques. Mes collègues de la presse étrangère à Paris font des yeux de poisson quand je tente de leur en expliquer le sens. Ils prennent le même air interloqué que lorsque j'avais essayé, il y a quelques années, de leur expliquer ce qu'était une «clause nonobstant». Tous m'avaient regardé l'air étonné, convaincus qu'il s'agissait d'une nouvelle invention à classer entre les «oreilles de Christ» et le «magasinage» au rang des bizarreries linguistiques québécoises.
Il en va un peu de même pour ces forums populaires. Au cours de la dernière campagne électorale française, la candidate socialiste Ségolène Royale n'avait eu qu'à prononcer les mots «démocratie participative» pour faire rire d'elle, à droite comme à gauche d'ailleurs. Le Québec est pourtant en train de donner au monde une étonnante leçon de démocratie participative. Je connais de jeunes Maghrébins des banlieues françaises, allemandes et néerlandaises qui rêveraient d'aller se faire entendre dans les forums qu'organise la commission. Le fait même d'y être invité les forcerait à modérer leur discours. D'ailleurs, ne lit-on pas sur le visage de la plupart des immigrants qui interviennent à cette commission une expression de reconnaissance qui semble demander quel autre pays au monde leur offrirait une telle chance?
Moi qui observe le débat européen sur l'immigration depuis des années, j'ose à peine imaginer la tenue d'une discussion aussi pragmatique et aussi raisonnable dans la plupart des pays que je connais. Vu de l'étranger, le célèbre code de vie adopté à Hérouxville apparaît même comme un petit chef-d'oeuvre d'humour politique. Il n'y avait que les Québécois pour trouver une façon aussi subtile et aussi conviviale de soulever une question à ce point délicate. N'importe où ailleurs, elle aurait été posée de manière autrement plus provocante.
C'est pourquoi les cris de vierge offensée provoqués par les quelques déclarations un peu carrées entendues à la commission surprendraient n'importe quel observateur étranger. Ceux qui s'offusquent pour si peu auraient intérêt à aller entendre ce qui se dit sur les mêmes questions dans les banlieues de Paris et de Londres ou à la frontière mexicaine. Ils en reviendraient convaincus que nulle part l'immigration n'est un sujet facile et qu'elle provoque partout des débats autrement moins civilisés qu'au Québec.
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L'envers de cette médaille, c'est peut-être que nos débats ont aussi moins de franchise et cachent plus de tabous qu'ailleurs.
Il m'arrive parfois d'imaginer la surprise d'un anthropologue venu d'une autre planète qui découvrirait dans quelques siècles les minutes de la commission Bouchard-Taylor. Sa première interrogation porterait sur ce texte sacré que les autochtones nommaient «Charte des droits». Nul doute que cet expert serait fasciné par la vénération que les nombreux articles de ce document semblaient susciter, au point d'être invoqués de manière incantatoire à la moindre occasion pour régler les problèmes les plus insignifiants de la vie courante.
La France a inventé la Déclaration des droits de l'homme et un grand nombre de démocraties ont de telles chartes, mais nulle part sont-elles devenues des textes sacrés et intouchables comme au Québec et au Canada. Peut-être cela tient-il au grand vide religieux qu'a créé la Révolution tranquille et qu'évoquait Mgr Ouellet cette semaine.
Cette sacralisation me frappe chaque fois que je reviens au Québec. J'avoue qu'elle m'inquiète aussi, car elle tend à faire oublier que, partout, ce sont encore les rapports de force et non les beaux principes des chartes qui règlent la vie politique des peuples et des nations. Dans la plupart des pays, on mène d'abord les débats politiques et on vérifie ensuite si les décisions qui en découlent n'enfreignent pas les chartes. Si c'est le cas, on modifie la loi en conséquence ou on envisage un amendement constitutionnel. Au Québec, les choses se passent comme si on n'avait pas le droit de parler de ce qui pourrait sembler aller peut-être un jour, qui sait, à l'encontre des chartes.
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Au début des années 60, l'irremplaçable Jacques Ferron avait eu des paroles prémonitoires. Observant la disparition des petites soeurs de la Providence, qui s'étaient toujours occupées des patients de l'asile de Saint-Jean-de-Dieu, il s'était étonné de voir arriver de nouvelles cohortes de prêtres laïques payés par l'État et ne portant plus la soutane. Pourtant, s'étonnait-il, ils faisaient la même chose que leurs prédécesseurs et n'étaient pas moins normatifs. L'ancien compagnon de classe de Pierre Trudeau aurait eu beaucoup à dire à propos d'un pays où l'État veut dorénavant enseigner lui-même les religions, un pays tout entier dominé par les grands prêtres de la charte.
Note: une erreur s'est glissée dans ma chronique précédente. J'ai écrit que les citoyens européens n'ont pas le droit de se présenter aux élections municipales françaises puisque les élus municipaux ont le pouvoir d'élire le Sénat. Il aurait fallu dire qu'ils peuvent être élus mais qu'on leur interdit de voter pour le Sénat.
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crioux@ledevoir.com


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