En charge du Quai d’Orsay, Jean-Yves Le Drian n’est certes pas le plus mauvais ministre du troupeau gouvernemental. Ce n’est pas Hubert Védrine ; mais pas Bernard Kouchner non plus. Dans un entretien accordé au Monde du lundi 20 avril, il dessine ce que pourraient être les contours du monde de demain. Avec ce qu’il faut d’angélisme et de langue de bois, mais non sans quelque bon sens et cette interrogation : « Ma crainte, c’est que le monde d’après ressemble au monde d’avant, mais en pire. »
Ainsi : « Il me semble que nous assistions à une amplification des fractures qui minent l’ordre international depuis des années. » Fort bien, mais cet « ordre international » n’ayant « d’ordre » que le nom n’est-il pas, de fait, « fracturé » depuis la chute de l’URSS, en 1991 ? Année à l’occasion de laquelle les USA ont cru pouvoir incarner un leadership mondial, à la faveur de cette « fin de l’Histoire » annoncée par l’essayiste américain Francis Fukuyama.
Cet apaisement programmé des relations internationales donna pourtant lieu – ce que notre ministre des Affaires étrangères semble oublier – à d’innombrables guerres en Afghanistan comme au Proche et Moyen-Orient, guerres menées de manière parfaitement unilatérale, avec les piètres résultats qu’on sait, sans que les puissances montantes d’alors ne soient en mesure de les empêcher. Bref, l’unilatéralisme régnait en maître et on ne peut que se féliciter que cette tendance puisse désormais s’inverser.
Aujourd’hui, la géopolitique mondiale revient donc à ses fondamentaux d’antan, avec cet avantage de ne plus être indexée sur un affrontement entre Est et Ouest. Jean-Yves Le Drian devrait s’en féliciter, mais ne le fait pas ; peut-être parce que l’esprit englué dans les configurations de jadis ou la langue tenue par le traditionnel devoir de réserve que lui impose sa fonction, se contentant de constater « la systématisation des rapports de force qu’on voyait monter bien avant, avec l’exacerbation de la crise sino-américaine ». Considérations auxquelles on ne peut faire autrement que d’ajouter ces deux remarques.
Les « rapports de force » sont partie intégrante des relations entre peuples ; ce, depuis à peu près l’époque des chasseurs de mammouths, des cueilleurs de baies et des pêcheurs de morues.
La « crise sino-américaine » a déjà été théorisée, il y a trente ans, par les analystes de la CIA dans leur traditionnel rapport annuel. Il serait donc temps de se réveiller.
Alors, que peut faire l’Europe – ou ce qu’il en reste – face à l’affrontement entre ces deux géants ? Jean-Yves Le Drian : « L’Europe doit devenir géopolitique [ce qui signifie qu’elle ne l’était pas depuis sa création, se contentant d’être une sorte de libre-service ouvert aux quatre vents marchands, hormis celui de l’Histoire, NDLR]. Elle doit être au rendez-vous de son histoire [mais laquelle, sachant que Jacques Chirac aidant, elle a été jusqu’à renier ses racines chrétiennes ? NDLR], mais qu’elle doit aussi assumer ses responsabilités sur le plan international [il serait un peu temps, depuis tout ce temps… NDLR]. »
Il ne reste plus que la question qui tue, posée par le journaliste du quotidien vespéral, celle de « l’ami américain » : « Avez-vous fait le deuil des USA ? » Réponse : « Nous souhaitons que les États-Unis remplissent leurs responsabilités et gardent une relation de confiance avec leurs alliés. » Seulement voilà, Washington ne connaît pas « d’alliés », ne reconnaissant que des affidés. Depuis 1776, il n’a jamais été question, pour la Maison-Blanche, de relation d’égal à égal et encore moins d’amitié avec des pays tiers ; seulement de ces liens fragiles spécifiques au suzerain et à ses vassaux.
La preuve par l’OTAN, qui n’est plus une priorité pour l’actuelle l’administration états-unienne, mais à laquelle s’accrochent les Européens, tel un chien sur son os. Comme si une Europe souveraine, même s’il n’existe pas de peuple européen, devait compter à jamais sur le parapluie américain pour assurer sa survie. À ce titre, nous sommes loin de cette « géopolitique européenne » évoquée par notre charmant ministre.
Et le reste n’est finalement que littérature.