Le frère Untel ou l'anonymat d'un collectif!

Un humble frère, comme tant d'autres

Jean-Paul Desbiens (Frère Untel)

Par André Gaulin
Il est assez étonnant de constater que la plupart des analyses faites sur le frère mariste Pierre-Jérôme, de son vrai nom Jean-Paul Desbiens, s'en tiennent en gros à la question du joual, une notion d'ailleurs mal définie. Cela nous permettrait-il de rester dans des lieux communs? La popularité des Insolences de Desbiens fut-elle due à ce seul facteur?

Pourtant, deux essais percutants parus la même année, à savoir Convergences de Jean Le Moyne et le Journal d'un inquisiteur de Gilles Leclerc, n'ont pas eu pareil écho même s'ils signalent aussi le déclenchement de la Révolution tranquille commencée avec la mort de Pie XII et de Duplessis.
A-t-on suffisamment pris en compte la critique cinglante du croyant «ensoutané» qui pose ce verdict à propos du «catholicisme petitement et sécuritairement vécu», où religion et situation politique sont liées : «À une autorité crispée correspond un peuple qui a perdu le sens, et jusqu'au goût de la liberté. La perte du sens de la liberté est générale» («Crise de la religion»).
Un humble frère enseignant
Pour ma part, il m'apparaît important d'analyser l'effet Untel par le fait que les Insolences vinrent d'un humble frère enseignant, son livre étant d'ailleurs nourri des discussions avec ses jeunes confrères. Car notre société se plaisait à voir ces religieux de l'enseignement comme des «ignorantins» (la littérature ne nous a-t-elle pas donné le triste portrait du frère Nolasque chez Gratien Gélinas ?), même quand ils créaient le primaire supérieur, quand ils contribuaient à la création de la Faculté de commerce et de l'Institut de catéchèse de l'Université Laval, quand ils se vouaient à l'instauration de l'Université de Sherbrooke, et à la création du cégep de Jonquière dont on les virait pour les remplacer par des clercs oblats.
Si un Clément Lockquell devenait trop visible, on l'avait à l'oeil -- et ce n'était pas ses confrères qui le surveillaient ! -- tout comme, antérieurement, l'on offrit à Marie-Victorin, devenu un scientifique notoire, de l'ordonner moyennant une formation théologique rapide, afin qu'il soit un clerc certifié !

Cela nous aide à comprendre pourquoi le frère Untel parle des frères maristes, des frères des écoles chrétiennes ou du Sacré-Coeur et autres... comme du cheap labor de la Sainte Église, une Église québécoise qu'il voyait bien sous la protection titulaire de Notre-Dame de la Trouille ! Ce Desbiens-là écrivait : «Le Pater, qui est LA prière, ne demande pas que les choses se conservent; il demande que les choses arrivent. Ce n'est pas une prière bloquée sur le passé, c'est une prière projetée vers l'avenir.»
L'effet Untel est beaucoup là, à savoir qu'un obscur soldat de l'Église se permette d'écrire ce qu'il pensait, sans nihil obstat, sans imprimatur, sans cum permissu superiorum, comme il était d'usage alors, pour produire trop souvent des textes insipides. Et si son provincial avait l'air de sévir contre lui, c'était par pression «hautement» cléricale passée par Rome, le supérieur général et «très honoré frère» de la maison généralice «punissant» Pierre-Jérôme en l'envoyant faire un doctorat en Suisse. Finalement, le cardinal Léger lui assurait sa protection quand il paraissait à la télévision.
Mais le vrai puni dans l'affaire était le supérieur de Desbiens à Alma, le frère Louis-Grégoire alias Martin Blais, requis à Rome, lui, pour un second noviciat mais vite expédié aux États-Unis pour y enseigner ! Un certain frère Rosario irait l'arracher à cet exil fou.
Des religieux laïcs
On le sait mal, les frères enseignants étaient des religieux laïcs. Jean-Baptiste de la Salle avait même demandé aux plus anciens de ceux-là, ceux du XVIIe siècle et ceux arrivés au Canada en 1837, de ne pas étudier le latin pour avoir constaté que ceux qu'on ordonnait dans d'autres ordres religieux cessaient d'enseigner aux pauvres des classes populaires.
Ainsi donc, le succès du frère Untel est une revanche de l'Histoire : il devenait célèbre pour avoir osé parler de la langue française en termes politiques, tout en brisant la chape de plomb qui pesait sur le Québec depuis que l'évêque Lartigue avait condamné les Patriotes et que la Confédération était passée en douce, en partie par couverture épiscopale.
Cela, Untel le sent très bien quand il se dit dans les Insolences un «sale oiseau qui salit son nid». Il en a contre une certaine onctuosité de chanoine qui dit quoi dire et ne pas dire. C'est ainsi qu'on peut comprendre pourquoi plusieurs curés avaient interdit la lecture du livre «du petit frère» !
Rendre hommage
Pour le reste, le Desbiens des Insolences, qui écrit dans Sous le soleil de la pitié (1965) des pages chrétiennes admirables parmi les peu nombreuses écrites dans ce pays dit catholique, pages aussi peu citées que les admirables Croquis laurentiens de Marie-Victorin alors très proche de Pascal (dans Anticosti, par exemple), ce fonceur, cet homme un peu carré a-t-il mal tourné comme éditorialiste, antisyndicaliste ?... C'est là une tout autre question.
Pour ma part, je voulais juste, à l'occasion de sa mort, et de celle, récente, d'Urbain Blanchette qui fut aussi mariste, laïcisé et grand mélomane universitaire, rendre hommage aux frères enseignants à qui on a peu rendu justice, ces «corneilles», ces maîtres du français, ceux qui vous apprenaient le chant et la musique, qui lisaient nos auteurs, qui défonçaient le primaire et ouvraient l'instruction aux fils du peuple, souvent malgré tout un clergé, à côté des religieuses qui en faisaient autant pour les filles.
Les uns sont morts frères, les autres sont restés le plus souvent fidèles à l'enseignement -- Desbiens ne dit-il pas qu'il y a deux sortes de frères : ceux qui meurent avant de sortir et ceux qui sortent avant de mourir ? --, mais tous ont formé un collectif inestimable, qui appartient à l'Histoire la plus populaire du Québec. À tous ceux-là que chante Clément Lockquell dans les Élus que vous êtes (1948), salut.
André Gaulin
_ Professeur émérite, Faculté des lettres, Université Laval et auteur de l'article sur Les Insolences du frère Untel dans le tome V du Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec


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