réalisée par Jean-Claude Ravet - La désobéissance civile est, pour ceux qui l’ont fait connaître comme action politique (Thoreau, Gandhi, Luther King, entre autres), essentielle à la démocratie. Pour en discuter, nous avons interviewé le philosophe Jean-Marie Muller, spécialiste de l’action non-violente en France, fondateur du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN) et directeur des études à l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits. Il est l’auteur notamment du Dictionnaire de la non-violence (Éditions du Relié, 2005).
Relations : Vous considérez la désobéissance civile comme partie prenante de la démocratie. Certains pourraient rétorquer que le fait de désobéir aux lois est plutôt une menace à celle-ci. Que leur répondez-vous?
Jean-Marie Muller : La désobéissance civile, en tant que désobéissance à la loi, n’est pas synonyme d’irrespect de la loi. Elle ne nie en rien la légitimité du système juridique et ne fait pas la promotion du désordre. Au contraire. C’est le profond respect que l’on porte à la fonction de la loi dans une société démocratique qui est le fondement des actions de désobéissance civile. Car ceux qui désobéissent à la loi qu’ils estiment injuste en revendiquent une autre qui la remplace, montrant bien par là qu’ils ne contestent pas le principe de la loi.
La loi représente les normes et définit les interdits et les obligations qu’une société politique se donne pour bien vivre ensemble. La loi a pour but de garantir la justice pour tous, en s’assurant que les plus faibles, les minorités, les moins nantis, aient les mêmes droits que les autres – les puissants, les riches, la majorité. Elle dessine en quelque sorte l’espace dans lequel se déploiera la citoyenneté. À ce titre, les lois méritent l’obéissance des citoyens dans la mesure où elles garantissent la justice. Aussi, est-il dans la règle des choses que celui qui désobéit à une loi juste, dès lors qu’il fait tort au bien commun et public, subisse des sanctions.
Le problème, c’est que la loi qui est le fruit de rapports de force peut être, même en démocratie, source d’injustices. La vigilance des citoyens est toujours de mise. Car il peut arriver qu’elle institue une injustice ou permette que celle-ci s’infiltre à cause de ses lacunes. Dans ces cas, il est nécessaire que les citoyens contestent la loi et exigent une loi plus juste. Je dirais même que c’est un devoir pour le citoyen de rétablir la justice en violant la loi. L’obéissance qui est due à la loi ne le dégage pas de sa responsabilité. « La désobéissance civile, affirme Gandhi, est le droit imprescriptible de tout citoyen. Il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme. »
Rien n’est fait dans nos sociétés démocratiques pour valoriser la désobéissance civile comme un acte éminemment démocratique. On tente plutôt de criminaliser ce genre d’action en l’assimilant à une délinquance, une désobéissance criminelle. Même si les choses ont beaucoup évolué, nous vivons toujours dans une culture de l’obéissance. Les individus intériorisent dès leur plus jeune âge la nécessité d’obéir. L’enfant doit obéir aux parents et à son professeur, sous peine de sanction. Celui qui désobéit n’est pas un enfant sage, il est mal élevé. Dans les religions, c’est la même chose : le fidèle désobéissant est mal vu. Et le citoyen qui désobéit est un mauvais citoyen. Dans tous les cas, l’obéissance est une vertu, la désobéissance un vice.
Valoriser le caractère démocratique de la désobéissance civile exige de récuser le procès qui lui est fait. La désobéissance à une loi injuste est une nécessité de la civilité. Le citoyen ne peut se contenter simplement d’obéir, d’être passif. Il doit être capable de juger la loi à laquelle il obéit.
C’est pourquoi j’appelle ceux qui pratiquent la désobéissance civile des « désobéisseurs ». Ce néologisme, formé du suffixe « eur », déjoue la connotation péjorative rattachée au terme « désobéissant ». Le désobéisseur n’est en rien un citoyen désobéissant, il est même au contraire un citoyen obéissant, c’est-à-dire qu’il obéit normalement, mais devant une loi injuste, il assume sa responsabilité et prend des risques.
Rel. : On rétorquera qu’il est dangereux de laisser au citoyen la liberté de juger si une loi est bonne ou mauvaise. Ce serait source de chaos.
J.-M. M. : Ce risque de désordre est purement théorique. Il n’y a pas grand risque qu’on désobéisse massivement à une loi juste. C’est déjà assez difficile de faire face à une loi injuste! La désobéissance engage une rupture sociale, elle plonge dans l’insécurité. Désobéir, c’est affronter des risques. Sa nature difficile écarte le danger de la désobéissance indue. D’ailleurs, la désobéissance civile est condamnée à être le lot d’une minorité agissante en raison, précisément, des risques encourus. Sa force réside dans sa capacité à rallier le consentement d’une majorité qui cesse alors d’être silencieuse. Beaucoup de citoyens n’auront pas le courage et la force de désobéir, ils se sentiront liés à des responsabilités familiales ou professionnelles, qui les empêcheront de passer à l’acte. Mais ils accepteront volontiers de soutenir la désobéissance en joignant leurs voix aux désobéisseurs.
De toute façon, ce n’est jamais la désobéissance civile qui menace la démocratie, mais bien l’obéissance servile à la loi. La démocratie n’est jamais achevée, elle se fonde sur l’action citoyenne et est toujours à construire, et pas seulement en votant. Donner sa voix, à tous les quatre ou cinq ans, lors des élections, ne doit pas faire en sorte que le citoyen perde la voix et reste sans voix entre deux votes.
On n’affaiblit pas la démocratie en justifiant la désobéissance civile. Au contraire, on la renforce. Elle est une respiration de la démocratie. « Il faut beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre », disait Bernanos.
Rel. : C’est pourquoi vous plaidez pour l’inscription de la désobéissance civile dans la constitution comme droit démocratique fondamental.
J.-M. M. : Il est évidemment difficile d’inscrire dans la loi même la possibilité de désobéir à la loi. Ce serait contradictoire. Par contre, la Constitution, qui préside à l’esprit des lois, pourrait reconnaître comme légitime le droit de désobéir dans certains cas. Cela pourrait se faire en y inscrivant ce que j’appelle une « clause de conscience citoyenne », soit la possibilité pour les citoyens de revendiquer une exigence de conscience qui les amène effectivement à désobéir. Hannah Arendt plaidait aussi dans le même sens. Selon elle, l’enchâssement de la désobéissance civile dans la Constitution américaine correspondrait à l’actualisation du rôle primordial qu’avaient joué les associations volontaires dans la Révolution américaine. Ces dernières, par leur pouvoir constituant qu’elles mettaient en œuvre, avaient pallié les défaillances des institutions, toujours susceptibles de devenir imperméables aux nouvelles exigences de justice. À ce titre, la désobéissance civile serait une forme renouvelée de l’Institutio libertatis propre à la Constitution et donc conforme à l’esprit des institutions juridiques. Sans un tel chien de garde citoyen, les institutions peuvent facilement s’accommoder de l’injustice ou encore se scléroser.
Le philosophe John Rawls a aussi réfléchi sur « le rôle et la justification de la désobéissance civile dans le cadre d’une autorité démocratique légitimement établie » (dans Théorie de la justice, Seuil, 1987). Pour lui, l’action de désobéissance civile vise à susciter dans l’espace public un débat démocratique sur une violation du droit. Les tribunaux peuvent, dès lors, prendre parti en toute légitimité en faveur de l’action de désobéissance civile en déclarant que la loi ou la politique contestée est anticonstitutionnelle ou que son application est illégale. Selon Rawls, l’action de désobéissance civile « aide à maintenir et à renforcer des institutions justes » dans la mesure où elle corrige des manquements de la justice.
Rel. : Avez-vous des exemples d’actions de désobéissance civile qui vont dans ce sens?
J.-M. M. : Le devoir de vigilance démocratique vis-à-vis de lois qui portent atteinte à certains droits a été exercé à plusieurs reprises en France ces dernières années. Le mouvement le plus connu est évidemment celui contre les OGM, dont le leader est José Bové. À partir du moment où la loi permet la culture des OGM dont on peut penser raisonnablement qu’ils impliquent des dangers pour la santé et participent du processus de privatisation du vivant, le citoyen est en droit de désobéir. Cette désobéissance civile s’est exercée en fauchant le maïs transgénique afin d’obtenir une nouvelle loi qui interdise cette culture. L’opinion publique a été très réceptive au message des désobéisseurs. Cela a fait en sorte que le problème a été posé clairement au dernier « Grenelle de l’environnement », organisation réunissant les représentants de l’État et de la société civile en France.
Cet exemple met en évidence un acteur indispensable dans la désobéissance civile : l’opinion publique. Les désobéisseurs ne peuvent arriver à leur fin – le changement d’une loi injuste – sans gagner la bataille de l’opinion publique, en convainquant de la justesse de leur cause. Le combat n’est jamais gagné d’avance, car les décideurs essaieront de leur côté de disqualifier les désobéisseurs en faisant eux-mêmes appel à l’opinion publique.
Je voudrais finalement porter l’attention sur un mouvement de désobéissance civile en France auquel j’ai été particulièrement associé. Il porte le nom de Réseau d’enseignants du primaire en résistance pédagogique. Il s’élève contre les réformes structurelles et pédagogiques entreprises par le ministère de l’Éducation nationale qui vont à l’opposé d’une école équitable, humaine et respectueuse de tous les enfants. Plus de 3000 enseignants ont participé à ce mouvement en enfreignant les règlements du ministère qu’ils estimaient contraires aux intérêts des enfants. Ils ont refusé, entre autres, de faire passer les tests d’évaluation nationale aux élèves, tout en publiant des lettres expliquant les raisons de leur geste. Il y a eu des sanctions disciplinaires, des retraits de salaire, des abaissements d’échelons, etc. Mais en fin de compte, devant la poursuite de la désobéissance civile, le gouvernement ne s’est pas senti en mesure de continuer la répression. Il a fait marche arrière. Les règlements controversés n’ont pas été retirés, mais ils ne sont pas appliqués.
Voilà un autre aspect essentiel : si la répression peut affaiblir la désobéissance civile, elle peut aussi ébranler le pouvoir qui l’exerce et qui risque de voir l’opinion publique se retourner en faveur des désobéisseurs. Dans d’autres circonstances, il sera difficile d’envoyer de bons citoyens en prison. Car ils feront du tribunal une tribune, ce qui accroîtra leur crédibilité. Il y a là tout un rapport de force et un jeu de pouvoir dont le mouvement de désobéissance civile doit tenir compte.
Rel. : Cela fait plusieurs années que vous travaillez à promouvoir des stratégies d’actions non-violentes. Avez-vous l’impression que le travail porte fruit?
J.-M. M. : Je serai prudent. Incontestablement, la désobéissance civile est devenue discutable, c’est-à-dire digne d’être discutée. Le mouvement de désobéissance des enseignants du primaire a ouvert des brèches dans les syndicats qui s’aperçoivent de la relative inefficacité des actions traditionnelles. Mais ils assimilent encore la désobéissance civile à l’objection de conscience individuelle, qui ne permet pas une action de masse. Pourtant, ce sont bien là deux types d’action distincts. L’une est essentiellement éthique, individuelle; l’autre comporte une dimension politique, elle est nécessairement collective. Je dirais que l’objecteur de conscience veut individuellement avoir raison contre la loi, tandis que l’action de désobéissance civile vise à avoir collectivement raison de la loi.
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