Le conservatisme dans l’angle mort

la question nationale ne pose plus exclusivement celle de la place du Québec dans le Canada mais aussi celle de la place des Québécois francophones au Québec

Droite québécoise - Force Québec


Depuis quelques mois, la rumeur circulait en ville. Autour de François Legault se regrouperaient d’anciens péquistes et d’anciens libéraux, pour la plupart associés à la mouvance du Québec lucide et résolus à fonder un mouvement, voire un parti, susceptible de transformer les termes du débat public pour le décentrer de la question nationale et mieux l’aligner sur des questions comme le remboursement de la dette ou le financement des services publics.

Les médias viennent de s’emparer de la rumeur. L’opinion semble frémir. On aurait tort de n’y voir qu’un ragot comme un autre, d’autant plus que le principal intéressé ne l’a pas vraiment démenti. Et on ferait erreur de l’expliquer seulement par le leadership supposément carencé de Pauline Marois qui ranimerait les ambitions de ceux qui s’imaginent au premier rang. Il faut plutôt situer cette rumeur dans l’histoire d’un malaise politique dont elle est le dernier symptôme, un malaise qui se déploie depuis près d’une décennie.

La conscience collective n’en a pas gardé la trace, mais ce malaise politique a manifesté ses premiers symptômes aux élections partielles de l’été 2002. À la surprise générale, l’Action démocratique de Mario Dumont remportait trois comtés sur quatre dans des circonscriptions traditionnellement fidèles au Parti Québécois, pour s’envoler dans les sondages quelques semaines plus tard. Mais l’ADQ ne disposait pas d’un programme suffisamment élaboré pour accueillir l’électorat disposé à se rapporter sur lui. Sa montée fulgurante a donc été suivie d’une descente tout aussi spectaculaire.

Pourtant, la révolte électorale de 2002 dévoilait la disponibilité de l’électorat nationaliste pour une nouvelle offre politique, moins marquée à gauche, et favorablement disposé envers la critique de l’héritage de la Révolution tranquille. Les partielles de 2002 ont surtout révélé une première fissure dans l’espace politique associé à la culture politique post-référendaire, de plus en plus décroché des préoccupations populaires ne se retrouvant plus dans les termes habituels du débat public.

Ce malaise populaire n’était pourtant pas réductible à la remise en question du modèle québécois. D’ailleurs, il n’est parvenu à prendre forme électoralement qu’au moment de la crise des accommodements raisonnables. À la différence d’un PQ versé dans le souverainisme hypermoderne, l’ADQ de 2006-2007 a su investir le nationalisme d’une charge culturellement conservatrice, moins porté sur une critique aseptisée du fédéralisme que sur celle d’un multiculturalisme relayé par les élites québécoises.

La crise des accommodements raisonnables mettait en scène la fracture profonde entre l’espace public et la mutation conservatrice des préférences populaires. En fait, elle représentait l’expression la plus radicale d’un malaise culturel et politique plus profond, d’une révolte du sens commun, qui n’est pas sans lien avec les ratés de la modernisation québécoise et le progressisme culturel obligatoire qui domine médiatiquement. Elle annonçait la possibilité d’une recomposition à grande échelle de la politique québécoise.

Malgré le retour à un bipartisme de façade en 2008, le malaise québécois ne s’est pas résorbé : il a plutôt pris la forme de l’abstention. L’offre électorale ne correspond plus à la demande politique. L’espace public inhibe le débat politique davantage qu’il ne le met en scène. On comprend pourquoi se développe alors un sentiment d’impuissance politique dont le cynisme actuel est la conséquence bien davantage que la cause.

C’est un conservatisme de refondation qui réclame sa mise en forme, pour peu qu’on le définisse non pas comme une tentative de réhabilitation de la «Grande noirceur» mais bien à la manière d’une réappropriation critique de l’héritage de la Révolution tranquille. Un conservatisme culturel davantage que social, moins attaché aux «valeurs sociales traditionnelles» qu’à la rénovation des mécanismes assurant la transmission du patrimoine culturel de la société québécoise, la question de l’identité québécoise permettant de cristalliser ces préoccupations sous une même catégorie politique.

De ce point de vue, on peut comprendre l’exaspération de plusieurs envers le Parti Québécois. À sa fondation, ce parti s’est constitué à la manière d’une coalition. Il ne l’est plus depuis longtemps. Prisonnier d’alliances syndicales, communautaires et bureaucratiques, il se laisse aussi intimider par la rectitude politique dominante qui l’empêche de s’aventurer sérieusement sur la question identitaire, sinon de manière strictement rhétorique. Il ne parvient plus à coaliser les nationalistes et plusieurs d’entre eux n’y voient plus un véhicule approprié pour rassembler la grande famille du Québec d’abord.

Mais ce conservatisme est aussi condamné chez ceux qui sont étiquetés «de droite» et qui se réfugient dans un discours strictement économique, celui «des vraies affaires». D’ailleurs, le «centre-droit» fait souvent concurrence à la gauche dans le modernisme social et culturel. Le centre-droit tel qu’on se l’imagine dans les médias est une forme de désaccord poli mais tolérable avec le système idéologique dominant, qu’on se propose d’amender discrètement sans le congédier. Mais si le social-libéralisme a beaucoup de chroniqueurs, il a peu d’électeurs. S’il s’agit seulement de flexibiliser le modèle québécois sans remettre en question son progressisme culturel dont le désastre de l’éducation est probablement le meilleur exemple, on se demande bien pourquoi les néolucides ne vont pas simplement s’investir au PLQ.

C’est à cette lumière qu’on doit comprendre l’aspiration à la constitution d’un nouveau pôle politique ainsi que son rapport à la question nationale. Plus personne ne croit que dans un horizon historique prévisible, le Parti Québécois nous conduira à l’indépendance. Et nul ne lui reprochera sérieusement dans la mesure où une troisième défaite référendaire serait catastrophique non seulement pour l’idée d’indépendance, mais pour le peuple québécois. Le volontarisme politique a ses limites et le maximalisme référendaire en est la caricature.

Il s’agit moins de simuler la poursuite d’une indépendance que personne ne prépare sérieusement et qu’aucune majorité populaire ne semble annoncer que de s’assurer que l’indépendance demeure possible, ce qui passe par la réanimation d’une nation avachie par la bureaucratisation des rapports sociaux, la mutation thérapeutique de l’action publique, les corporatismes, l’idéologie victimaire, le relativisme moral et le multiculturalisme. Et de ce point de vue, le Québec actuel n’est pas absolument dépourvu de moyens pour entreprendre son relèvement national, même s’il ne pourra le parachever sans l’indépendance. C’est probablement ce à quoi fait référence Joseph Facal lorsqu’il voit dans la remise en mouvement du Québec la condition d’un renouvellement de l’idée d’indépendance.

Un tel renversement de perspective correspond moins à la mise entre parenthèse de la question nationale qu’à sa reformulation. Car la question nationale ne pose plus exclusivement celle de la place du Québec dans le Canada mais aussi celle de la place des Québécois francophones au Québec. C’est ce qu’on appelle la question identitaire. D’ailleurs, il serait temps d’admettre que le renouvellement de la critique du fédéralisme passe par une stratégie de polarisation du nationalisme contre le multiculturalisme canadien. On voit bien mal comment le PQ pourrait piloter une telle stratégie sans rompre avec la gauche bienpensante.

Pour l’instant, le PQ ne parvient pas à prendre l’ampleur de cette mutation conservatrice du nationalisme. Peut-être parce qu’il ne le veut pas. Ou parce que ses alliances l’en empêchent. Il est loin d’être certain que cette nouvelle formation politique qu’évoque la rumeur publique fasse autrement. À tout le moins, la tentation des «vraies affaires» risque de l’enfermer dans un pragmatisme plat aveugle à la dimension existentielle du politique. La question du conservatisme demeure dans l’angle mort de la pensée politique québécoise.

Pourtant, c’est seulement en s’appropriant la dimension conservatrice du malaise québécois qu’une formation politique pourra le politiser et le transformer en désir de relèvement national. Et c’est en diagnostiquant correctement le malaise qui traverse notre société qu’un mouvement ou un parti pourra la sortir de sa profonde impasse en formulant le projet politique qui nous manque collectivement. Il se pourrait que la chose prenne encore un temps.


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