Le complot comme explication

Les inévitables questions sans réponse suscitent nécessairement le doute

11 septembre 2001


Comment peut-on parvenir à prendre le contrôle de quatre avions de ligne en plein vol, à les détourner et à aller les écraser sur trois cibles aussi symboliques que les tours du World Trade Center et le Pentagone, le tout dans un pays doté d'un appareil sécuritaire aussi imposant que celui des États-Unis d'Amérique? La chose paraît tellement incroyable qu'elle a donné naissance, depuis cinq ans, à une myriade d'explications plus très éloignées de la version officielle, toutes regroupées sous le grand chapeau des «théories du complot».

L'étalage des hypothèses est connu. Et l'objectif est généralement de démasquer les manigances d'un establishment politico-industriel destinées à justifier la guerre contre le terrorisme, les mesures sécuritaires et la prise de contrôle de régions pétrolifères. Mais, pour ceux qui s'affairent à déboulonner les tenants de ces hypothèses, les gens qui les énoncent cherchent au mieux à donner une signification à des événements qui semblent en être dépourvus. Au pire, ils sont des hérétiques qui prennent plaisir à se vautrer dans la paranoïa.
Les débats qui font rage entre les deux camps ont même repris de la vigueur à l'approche du cinquième anniversaire du 11-Septembre, alors que la confiance des Américains envers leur gouvernement est au plus bas.
D'ailleurs, la propension de l'être humain à chercher dans ces théories une explication rationnelle à des événements qui dépassent l'entendement est tout à fait «naturelle», selon Stéphane Leman-Langlois, spécialiste des questions de terrorisme. «Les gens essaient d'abord de mieux comprendre ce qui se passe. Ils ont de la difficulté à comprendre la logique terroriste, qui n'a pas de sens, alors que la logique gouvernementale leur apparaît plus claire», explique-t-il. Et en politique, ajoute-t-il, les «abus de gens qui ont manipulé le système pour arriver à leurs fins, c'est relativement courant», alors pourquoi pas cette fois-ci ?
On peut ainsi y voir des actions planifiées par le gouvernement républicain de George W. Bush pour justifier la guerre contre le terrorisme et tout ce qui s'ensuit. Après tout, selon Bob Woodward, un des journalistes ayant mené la célèbre enquête du Watergate, le dossier irakien était sur le bureau des conseillers à la défense du président Bush le 12 septembre 2001. Expliquer la chose ainsi «permet de trouver un sens à ces choses-là», ajoute M. Leman-Langlois.

Il estime que «ce cas fait penser aux théories sur l'assassinat de John F. Kennedy. Il y avait tout un aura autour de la présidence de Kennedy et de sa prestance, et là, on arrive avec un "semi-détraqué" [Lee Harvey Oswald] qui le tue. Ça ne semble pas à la mesure du personnage.» De la même façon, il est difficile de croire que des terroristes arabes qui ont suivi pendant quelques mois des cours de pilotage aux États-Unis aient déjoué aussi aisément la nation la plus puissante du monde.
Pour les pourfendeurs des théories du complot, ces explications ne vivent qu'à travers un ensemble de questions auxquelles les réponses finissent invariablement par manquer. «La théorie du complot surgit parce qu'on ne peut pas répondre à un ensemble de questions. Et de cette ignorance, on ne peut rien conclure, sinon qu'on ne connaît pas la réponse, soutient Jean-Paul Brodeur, directeur du Centre de criminologie comparée de l'Université de Montréal. Le théoricien du complot va pourtant lancer plusieurs "comment est-ce que t'expliques ?". Plus on aligne de questions auxquelles il n'y a pas de réponse, plus on prépare le terrain pour la grande réponse à tout : il y a eu un complot.»
Par exemple, le rapport de la commission chargée de l'enquête sur les événements du 11 septembre 2001 a souvent été montré du doigt en raison des dizaines de pages du document qui ont été noircies. Certains se demandent pourquoi, dans le cas d'une crise aussi importante, les autorités ont choisi de masquer des pages entières d'information. «Sur des centaines de pages, les auteurs expliquent qu'il n'y a pas de complot, mais on va renverser le contenu du rapport en fonction de quelques passages noircis, réplique M. Brodeur. Les pages manquantes peuvent aussi bien servir à protéger la vie privée ou l'identité de certains agents.»
Doutes persistants
Pour Omar Aktouf, professeur à l'École des hautes études commerciales de Montréal et auteur de nombreux textes sur le sujet, plusieurs questions devraient tout de même être posées. «Pourquoi le rapport de la commission a-t-il été amputé de plus de 30 pages ? Et pourquoi a-t-il été confié à une commission interne, au lieu d'une enquête indépendante de l'ONU ? Il s'agit d'un événement aux implications internationales après tout. Pourquoi ont-ils peur d'une enquête internationale ?»
Et l'étiquette de «comploteurs», d'après M. Aktouf, peut aussi bien être collée au gouvernement américain. «On prétend que tout cela a été planifié à partir d'une grotte, par un Saoudien censément traqué à travers le monde et qui est malade des reins. Ça, ce n'est pas une théorie du complot ? Mais dès qu'on dit que ce que les autorités américaines disent ne tient pas debout, on est taxé de "théoricien du complot", fait-il valoir. La théorie du complot de Washington ne s'appuie que sur des hypothèses et des affirmations gratuites. Aucune preuve n'a été fournie.»
S'il ne souhaite pas apporter de réponse définitive à ces questions, il estime toutefois que «la version américaine du 11-Septembre est une insulte à l'intelligence». Omar Aktouf cite en exemple le cas du passeport de Mohammed Atta, qui a piloté le vol 11 d'American Airlines qui s'est écrasé sur la tour nord du World Trade Center. Deux jours après les attentats, les autorités ont prétendu que son passeport avait été retrouvé à quelques centaines de mètres de l'édifice. Soufflé par l'explosion, il aurait atterri quelques rues plus loin. Bien que très surprenante, cette information a été reprise dans plusieurs médias à travers le monde.
Silence coûteux
Quoi qu'il en soit, les non-dits du gouvernement républicain, justifiés ou non, ont surtout nuit à sa crédibilité. Un sondage mené récemment aux États-Unis par le Scripps Survey Research Center démontre que près de 40 % des citoyens sont persuadés que leurs dirigeants leur ont caché des éléments importants sur ces attaques sans commune mesure. Un chiffre qui n'étonne pas le directeur de l'organisme, Guido Stempel, pour qui «le succès des thèses du complot est lié à la méfiance croissante vis-à-vis du gouvernement Bush, à son manque de crédibilité et à son penchant pour le secret».
Dans ce domaine, la polémique autour de l'idée selon laquelle aucun avion ne se serait écrasé sur le Pentagone est particulièrement symbolique. Elle est aussi la plus connue, notamment en raison du livre L'Effroyable Imposture, du Français Thierry Meyssan. Judicial Watch, une association conservatrice cherchant à promouvoir la transparence du gouvernement, a toutefois obtenu que ce dernier diffuse deux films montrant ledit attentat. Des images plutôt floues ont été divulguées cette année, ce qui n'a en rien calmé la fronde. Plusieurs réclament au contraire les enregistrements de trois autres caméras de surveillance qui auraient pu filmer la scène, des documents saisis par le FBI.
Des éléments qui ne changeraient rien, selon Stéphane Leman-Langlois. «Si deux personnes disent, "Je n'ai pas vu d'avion et ça sentait les explosifs", mais que 300 personnes disent le contraire, on va construire la théorie à partir des deux témoignages qui vont dans le "bon" sens. Il n'y a personne qui a vu des avions foncer dans des immeubles avant le 11-Septembre, alors il est peu surprenant qu'ils interprètent ce qu'ils ont vu, senti ou entendu avec difficulté.»
Bref, si les autorités tentent de réfuter les théories du complot, elles sont aussi prises en souricière. En clair, pourquoi tenter de discréditer ces hypothèses si ce n'est pour cacher des vérités inavouables ? Deux sites gouvernementaux -- celui du département d'État et celui du National Institute of Standards and Technology -- ont néanmoins mis en ligne des informations afin de les contrecarrer. Une multitude d'autres sites s'y consacrent et leur nombre va croissant.
Le champ de bataille du web
Les débats sur ce qui s'est réellement passé en ce matin fatidique ont d'ailleurs surtout lieu dans Internet. Et bien que les théories du complot ne datent pas d'hier, la Toile a joué un rôle prépondérant pour la première fois avec le 11 septembre 2001.
Le «documentaire» Loose change en témoigne. Les jeunes cinéastes qui l'ont réalisé soutiennent que des explosions survenues à l'intérieur des édifices sont à l'origine de l'effondrement des tours du World Trade Center, mais aussi de l'édifice numéro sept du complexe, qui s'est effectivement écroulé sans jamais avoir été touché par quelque débris que ce soit. Le tout aurait été orchestré par le gouvernement et les services secrets américains.
Le long métrage a même été à l'origine de la création d'un groupe, 911truth.org, qui vit et progresse lui aussi sur la Toile. Il compte des groupes associés dans 38 États américains. Pour Jean-Paul Brodeur, le web est donc devenu un problème dans ce cas. «La somme d'informations peut alimenter toutes les théories du complot, car la confusion qui est engendrée par une telle masse d'informations génère la confusion chez les esprits qui recherchent des théories du complot.»
Dans ce débat, Internet permet également d'échanger des informations en dehors de la sphère médiatique institutionnelle, accusée de cultiver le consensus autour de la version officielle des événements de New York et Washington. «Je crois que les incohérences sont tellement grandes d'un point de vue factuel, que la seule façon qu'on peut maintenir le camouflage, c'est par une désinformation médiatique colossale. C'est parce que les médias continuent de soutenir la version officielle des événements, affirme Michel Chossudovsky, auteur de deux ouvrages d'enquête sur les attentats du 11-Septembre. On nous bombarde chaque jour de "al-Qaïda par ci, al-Qaïda par là". On ne mentionne jamais dans les reportages que ce réseau a été créé par les services de renseignement américains. Si on disait la vérité, on aurait sûrement un autre type de consensus.»
Et ceux qui osent remettre en question la version officielle sont automatiquement stigmatisés, selon Christian Saint-Germain, professeur au département de philosophie de l'Université du Québec à Montréal. «Le cadre médiatique a une force d'homogénéisation et de conformisme qui exclut toute autre pensée. Bien sûr, il existe des théories loufoques. Pour ma part, je n'ai pas de théorie du complot, mais l'État trouve dans le terrorisme un prétexte pour connaître les citoyens de fond en comble, argue-t-il. Mais qui surveille ceux qui nous surveillent ? Ce n'est pas une question de paranoïaque, mais plutôt de citoyen qui veut continuer de vivre en démocratie.»


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