Les programmes offerts en anglais se multiplient dans les cégeps francophones. L’émergence d’une classe moyenne éduquée en Inde et en Chine ouvre un immense « marché » international dont profite non seulement le cégep de la Gaspésie et des Îles — qui a ouvert un campus anglophone à Montréal —, mais aussi le cégep Marie-Victorin, qui recrute des étudiants asiatiques.
Ce cégep francophone du nord de Montréal se prépare à accueillir dans deux semaines une première cohorte d’une cinquantaine d’étudiants recrutés en Inde, a appris Le Devoir. Ces étudiants viendront étudier en anglais dans les programmes de commerce international et de comptabilité et gestion, a confirmé Jean-François Bellemare, directeur de la formation continue à Marie-Victorin.
Le même cégep accueille depuis le mois d’octobre une quinzaine d’étudiants chinois au diplôme d’études collégiales (DEC) en comptabilité et gestion offert en anglais à Montréal. Le cégep Marie-Victorin offre le même programme en anglais en Chine, à l’Université de Kaifeng, au Henan, ainsi qu’à l’Université de technologie (Hutech), à Ho Chi Minh, au Vietnam.
Une centaine d’étudiants étrangers, originaires principalement de l’Inde et de la Chine, sont scolarisés en anglais au cégep Marie-Victorin. Le collège public souhaite-t-il puiser davantage d’étudiants dans la véritable manne que représente la classe moyenne indienne et chinoise en pleine croissance ?
« Pour l’instant, on va y aller humblement, dit Jean-François Bellemare. On veut faire une intégration qui correspond à notre mission d’ouverture sur le monde tout en respectant le fait qu’on est au Québec. La langue première, c’est le français. »
Le cégep Marie-Victorin, qui est public depuis 1993, peut offrir des cours en anglais parce qu’il a hérité du statut bilingue qu’il détenait du temps où il était un collège privé. Les étudiants étrangers inscrits au DEC anglais en comptabilité suivent des cours obligatoires de français, selon M. Bellemare. Les cours de français ne sont pas obligatoires dans tous les programmes d’attestation d’études collégiales (AEC), mais tous les étudiants étrangers sont exposés à la langue nationale du Québec dans des ateliers, des conférences et d’autres activités d’intégration, fait-il valoir.
Le cégep Marie-Victorin offre aussi 16 programmes de francisation destinés aux immigrants, souligne le directeur de la formation continue.
En français, S.V.P.
Les reportages sur la croissance exponentielle du campus anglophone ouvert à Montréal par le cégep de la Gaspésie ont semé l’inquiétude parmi tous les partis à l’Assemblée nationale, mardi. Cet établissement unilingue anglais, établi à 920 kilomètres du cégep de Gaspé, accueille 2200 étudiants, majoritairement de l’Inde et de la Chine, quatre ans après son ouverture.
Le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, a été choqué d’apprendre l’existence de cette antenne anglophone d’un cégep francophone de région. « On va intervenir parce que c’est quand même choquant. On dirait qu’à toutes les semaines on trouve des vices cachés dans la gouvernance libérale », a déclaré le ministre Roberge aux journalistes, en marge des travaux à l’Assemblée nationale.
Il a noté que le campus de Montréal du cégep de la Gaspésie est né en 2015, sous le précédent gouvernement. Le ministre a ordonné au cégep de traduire le site Web du programme anglais, qui n’est pas offert en français, et d’inscrire des cours obligatoires de français dans tous les parcours en anglais.
« Le site Internet juste en anglais dit en gros “Welcome to Canada”. Il ne parle pas du fait que le Québec est le seul État francophone d’Amérique du Nord. […] Je pense que c’est un problème », a réagi le ministre Roberge.
Les partis de l’opposition ont déploré le sous-financement des cégeps en région, qui les oblige à recruter des « clients » dans le « marché » mondialisé de l’enseignement. Le gouvernement a pourtant investi massivement dans les cégeps depuis un an, surtout en région, notamment par une révision du mode de financement des collèges, a rappelé le ministre de l’Éducation. Le budget du cégep de la Gaspésie et des Îles a augmenté de 15 % cette année.
« Développement chaotique »
La création de programmes collégiaux en anglais amplifie l’anglicisation de Montréal, a déploré de son côté le Mouvement Québec français. L’organisation réclame que la loi 101 soit étendue au réseau collégial pour forcer les francophones et les nouveaux arrivants à étudier en français — comme au primaire et au secondaire —, mais cette proposition ne recueille aucun appui à l’Assemblée nationale.
« Il faut qu’ils [les étudiants aux programmes en anglais] soient en contact avec le français, c’est important, sinon ça crée un ghetto », a réagi Pascal Bérubé, du Parti québécois.
« Quand on laisse le réseau collégial se développer de manière désordonnée et chaotique, quand on laisse des logiques de compétition, de marchandisation, s’installer dans le réseau collégial, […] ça ne sert pas les intérêts des Québécois et des Québécoises », a insisté Gabriel Nadeau-Dubois, de Québec solidaire.
« Les cégeps, ce n’est pas une business. On ne devrait pas ouvrir ça comme on ouvre une succursale de restaurant de fast-food », a-t-il ajouté.
Marwah Rizqy, du Parti libéral, s’est demandé si l’ouverture d’un campus unilingue anglais à Montréal correspond à la mission fondamentale d’un cégep bilingue établi en région.
Demande croissante
Les cégeps, eux, se défendent de considérer les programmes en anglais comme une simple façon de faire de l’argent. « Notre mission, c’est de répondre aux besoins des gens », dit Sylvie Prescott, directrice du cégep de Saint-Félicien, au Lac-Saint-Jean. L’établissement offre depuis 22 ans des attestations d’études collégiales (AEC) en anglais aux Cris et aux Inuits. Environ 350 étudiants par année suivent de tels programmes en anglais.
L’établissement a ouvert un campus à Chibougamau, à 230 kilomètres au nord-ouest de Saint-Félicien. Le cégep compte offrir davantage de programmes en anglais, y compris un diplôme d’études collégiales en technique de foresterie, à son campus de Chibougamau. Le MEES a donné le feu vert à ce programme en anglais la semaine dernière.
« Les étudiants autochtones veulent des DEC qui mènent à de bons emplois. Ils sont prêts. On ne peut pas passer à côté de ça, on doit leur offrir le service », dit Sylvie Prescott.
Avec Marie-Michèle Sioui et Marco Bélair-Cirino