Le capitalisme et ses ennemis

Livres - revues - arts - 2012



Journal d’un optimiste, de Guy Sorman
L’intellectuel ultralibéral français Guy Sorman trouve que notre monde va bien. Mieux, en tout cas, qu’à toute autre époque précédente. Dans son Journal d’un optimiste, un gros recueil de chroniques d’abord parues sur son blogue et dans plusieurs journaux du monde entier, il jette sur les soubresauts de notre temps un regard confiant. Nous vivons mieux que nos parents, écrit-il, et si l’économie de marché mondialisée est encouragée à se développer sans entraves, la croissance se poursuivra et les choses continueront de s’améliorer.
« Guerre, pauvreté, malnutrition n’ont pas disparu, mais le nombre de victimes va se réduisant, grâce à un ordre mondial plus légaliste, à des politiques économiques plus efficaces [c’est-à-dire libérales] et à des percées scientifiques qui allongent partout l’espérance de vie », s’enthousiasme Sorman. Depuis 2009, date du début de ce journal, les pays arabes ont renversé leurs despotes, une classe moyenne poursuit son émergence en Afrique et la démocratie s’installe en Amérique latine. La crise de 2008, selon l’essayiste, n’aura été qu’un hoquet dans la marche triomphante du capitalisme, seule voie de développement du monde. « Si le prix à payer est un hypothétique réchauffement climatique, entre l’homme et la nature je me situe du côté de l’homme qui maîtrise la nature, du côté de la tradition judéo-chrétienne, et nullement tenté par le paganisme qui idolâtre les sources et les pierres », avoue Sorman.

Inspiré par Claude Lévi-Strauss qui affirmait que, sans lunettes explicatives, c’est-à-dire sans cadre théorique, on ne comprend rien au monde, mais qui ajoutait du même souffle que « toute lunette déforme », Sorman a choisi de regarder le monde à travers les lunettes du libéralisme économique, une tradition qu’il fait remonter au progressisme des Lumières. Il nous apprend d’ailleurs, au passage, que Lévi-Strauss, passionné de politique, « se réjouissait toujours de la victoire des partis de droite aux élections, que ce fût en France ou aux États-Unis ».

Idéologue enthousiaste pour qui « l’innovation, le profit et l’échange restent, pour notre temps, les seuls moteurs connus de développement », Sorman affirme que « les véritables laissés-pour-compte sont les peuples incarcérés par leur gouvernement dans des économies non capitalistes et non mondialisées ». Sa défense du capitalisme radical — un système qui relève, pour lui, d’une loi naturelle — s’accompagne d’une défense des droits de la personne, raison pour laquelle il appuie avec force les dissidents chinois.

Intellectuel cosmopolite parcourant le monde pour chanter les lois du marché qui, croit-il, nous sauveront de la misère, Sorman écrit dans une langue limpide et son propos, même s’il heurte le lecteur ayant une sensibilité de gauche, est toujours accrocheur. Ses commentaires sur le Canada, un pays où on trouve une « transparence des fonds publics » et dans lequel « le vieil affrontement entre Anglos et Québécois se dissout dans une civilisation plus complexe pour qui être canadien devient la seule référence identitaire (reste bien entendu un noyau dur indépendantiste) », nous font toutefois douter de la rigueur intellectuelle de ce jovialiste du capitalisme.

La réplique anarchiste
« L’idéologie communiste, écrit Sorman, conduit nécessairement à la violence de masse, parce que la masse ne veut pas du communisme réel. » Cette phrase, provenant d’un penseur de la droite économique, ne surprend pas. Sa substance est toutefois partagée par un courant d’extrême gauche qui vomit aussi les thèses de Sorman. Il s’agit de l’anarchisme. Dans sa Cartographie de l’anarchisme révolutionnaire, le journaliste militant sud-africain Michael Schmidt note à son tour que « tous les régimes marxistes, sans exception, ont été des dictatures ».

Pour éviter ce destin, l’anarchisme se veut une position d’extrême gauche « visant à dissoudre le pouvoir centralisé, hiérarchique et coercitif exercé par le capital ou l’État, et à le remplacer par un contre-pouvoir décentralisé, fondé sur la libre association et fédéré horizontalement ».

Schmidt, en présentant l’histoire du « syndicalisme révolutionnaire » à travers le monde depuis 1868, veut montrer « qu’il y a toujours eu des gens ordinaires pour lutter contre les patrons et les dirigeants, et que cette lutte des classes est le véritable moteur de la civilisation et du progrès ». Son petit livre, chargé de dates et de sigles désignant une multitude d’organisations anarchistes, ne nous renseigne toutefois pas beaucoup sur les fondements théoriques de cette tendance.

Dans Par-dessus le marché, un collectif qui regroupe des « réflexions critiques sur le capitalisme » et qu’il dirige, le politologue Francis Dupuis-Déri (FDD) signe un essai dans lequel il se questionne sur les rapports des anarchistes à l’État. Au début du mouvement, à la fin du xixe siècle, « l’État apparaît avec raison comme le chien de garde de la bourgeoisie », et les anarchistes n’hésitent pas à s’y opposer. Le développement de l’État-providence change la donne. Faut-il s’opposer à un État « perçu comme un rempart qui protège la population face aux assauts conjugués du néolibéralisme et du capitalisme national et mondialisé » ? Dans ces conditions, avoue FDD, même des anarchistes se découvrent un « désir de l’État ».

On peut, pourtant, critiquer cet étatisme, suggère FDD. D’abord, nous n’avons pas le choix qu’entre le public et le privé. Il existe une troisième option : l’autogestion du bien commun par la communauté, qu’il ne faut pas négliger. L’État-providence a certes plus de vertus que l’État bourgeois du xixe siècle, mais il détourne néanmoins des fonds publics à des fins douteuses (armée, police, firmes privées) et divise la société en deux classes — gouvernante et gouvernée — au détriment de la seconde. Cette dernière critique, chère aux libertariens (des anarchistes de droite), apparaît simpliste en ce qu’elle fait de tous les salariés de l’État des membres de la classe gouvernante.

Faut-il souhaiter moins d’État (une tentation aussi bien anarchiste que néolibérale) ou plus d’État social et démocratique ? Pour le social-démocrate que je suis, ni Sorman ni les anarchistes ne sont dans le juste.
***
Journal d’un optimiste
_ Guy Sorman
_ Fayard
_ Paris, 2012, 544 pages
Cartographie de l’anarchisme révolutionnaire
_ Michael Schmidt
_ Traduit de l’anglais par Alexandre Sanchez
_ Lux
_ Montréal, 2012, 192 pages

Par-dessus le marché : Réflexions critiques sur le capitalisme
_ Sous la direction de Francis Dupuis-Déri
_ Écosociété
_ Montréal, 2012, 264 pages


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->