Le Canada au point de rupture?

Le fossé s'élargit sans cesse entre les visions progressiste et conservatrice de la société, particulièrement au Québec

Le vent tourne à l'indépendance - 2012


À RETENIR
Protocole de Kyoto
_ F-35
_ Monarchie
_ Patriotisme militaire
_ Vie privée sous la loupe
_ Torture
_ Registre des armes
_ Avortement
_ Peine de mort

Guillaume Bourgault-Côté - Le contraste de l'image a force de symbole. D'un côté, des conservateurs qui célèbrent dans la liesse — et aux frais de l'État — l'abolition du registre des armes d'épaule. De l'autre, la mère d'une des 14 victimes de Polytechnique qui a la choquante impression qu'on «danse sur la tombe» de sa fille. Entre la joie et les larmes, un décalage immense. Et une illustration éloquente du fossé qui divise le Canada.
C'est ce même fossé que Justin Trudeau a voulu dénoncer dimanche dernier en soutenant qu'il préfère encore un Québec souverain à un Canada trop Harper. Le fils de l'ancien premier ministre n'y est pas allé mollement: le Canada s'en «va trop à droite», il «devient mesquin, petit d'esprit, fermé, anti-intellectuel», il «recule» sur des enjeux à ses yeux primordiaux. «Excusez, mais je ne reconnais pas ce pays. Et des millions de Canadiens ne reconnaissent pas ce pays», a lancé M. Trudeau sur un ton dramatique.
L'allusion au Québec souverain (une façon «provocante» de dire les choses pour «réveiller les gens», a expliqué le député) a valu à Justin Trudeau quelques attaques le qualifiant de «closet separatist». Mais au-delà du caractère spectaculaire de sa déclaration, le fond a aussi suscité beaucoup de réactions: pour qu'un Trudeau en vienne à suggérer qu'il serait plus à l'aise dans un Québec indépendant que dans un Canada où le code des valeurs aura été redéfini par les conservateurs de Stephen Harper, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche.
«Ce que Justin Trudeau a exprimé, c'est une profonde frustration des fédéralistes québécois à l'égard de la façon dont Stephen Harper transforme le Canada», estime l'ancien député libéral Pablo Rodriguez, associé à l'aile plus progressiste des libéraux. «Nous sommes plusieurs à partager son point de vue selon lequel on ne se reconnaît plus dans les valeurs et les politiques qui sont mises de l'avant à Ottawa. On sent le fossé s'agrandir. C'est vrai un peu partout au Canada, mais c'est surtout vrai au Québec.»
Les exemples de décisions décriées abondent: nominations de personnes unilingues à des postes-clés; abolition du registre des armes d'épaule avec refus de transférer les données aux provinces; retrait du protocole de Kyoto et mise au ban des groupes environnementalistes (des «radicaux» qui nuisent à l'économie); abolition du formulaire long obligatoire du recensement pour des raisons de respect de la vie privée... notion dont le projet de loi C-30 sur la surveillance des internautes ne s'embarrasse toutefois pas.
On peut aussi citer l'entêtement à ne pas reconsidérer l'achat des avions F-35 alors que plusieurs pays partenaires font un pas de côté; l'affrontement avec les provinces sur l'esprit et les coûts du projet de loi sur la justice; le coup de barre donné pour défaire la réputation canadienne de terre d'accueil des immigrants; les campagnes larvées sur la peine de mort et l'avortement; le soutien sans nuance à Israël; la directive donnée de ne pas rejeter les informations soutirées par des agences de renseignement étrangères par la torture, etc.
La redéfinition des symboles identitaires canadiens frappe aussi l'esprit, que ce soit la frénésie monarchique qui donne plus de valeur à un portrait de la reine qu'à une toile d'Alfred Pellan (et qui engage 7,5 millions pour célébrer les 60 ans de règne de la reine à coups de médailles du jubilé) ou le patriotisme militaire exacerbé (notamment par la coûteuse commémoration d'une guerre — celle de 1812 — dont la signification historique est loin de faire consensus).
Même sur le plan économique — matière forte des conservateurs —, les critiques sont nombreuses. Les baisses d'impôt accordées aux entreprises et la diminution de la TPS de 7 % à 5 % priveront le gouvernement d'au moins 16 milliards de revenus annuels au cours des prochaines années (environ 6 milliards par point de TPS, et 4,7 milliards en moins en revenus d'impôt des entreprises en 2013 par rapport à 2010). Cela forcera l'État à imposer ailleurs des coupes majeures pour retrouver l'équilibre budgétaire: le prochain budget pourrait amputer de 10 % le total des dépenses de programme.
Cette semaine, les agences de notation Fitch et Moody's ont d'ailleurs mises en garde Ottawa contre les dangers d'imposer des mesures d'austérité trop draconiennes, le retour à l'équilibre budgétaire ne pressant pas à ce point. La croissance économique pourrait être affectée par ces coupes, craint-on.
La manière
Au-delà des enjeux comme tels, la manière conservatrice dérange également. Jean Charest la dénonçait récemment en disant — à propos de la réforme annoncée du programme de Sécurité de la vieillesse — que «la démocratie, ce n'est pas: "j'ai gagné, tu as perdu, je fais ce que je veux"». Mais si l'on se fie au nouveau projet de réforme du système des réfugiés, les conservateurs ne le voient pas ainsi: le gouvernement a biffé d'un trait tous les compromis trouvés avec l'opposition lors du dépôt de la précédente mouture du projet de loi, qui n'aura pas eu le temps d'entrer en vigueur.
Tout ça fait dire à Pablo Rodrigue que l'on assiste à un «profond choc des valeurs». «Le problème, c'est qu'il n'y a personne dans le caucus conservateur capable de se lever pour défendre les valeurs communes du Québec. Les cinq députés qui sont là ont la chienne de Harper», dit-il.
On peut argumenter que la situation n'est pas nouvelle: les résultats du vote du 2 mai ont bien montré le rejet des conservateurs par les Québécois (16,5 % d'appuis). Et à l'échelle canadienne, moins de 40 % des électeurs ont au final voté pour les troupes de M. Harper.
Mais Antonia Maioni, directrice de l'Institut d'études canadiennes de McGill, soulève qu'«on a l'impression que le fossé s'est creusé davantage depuis le mois de mai, surtout au Québec, parce qu'on est devant un gouvernement qui est majoritaire et qui a moins tendance à mettre de l'eau dans son vin», dit-elle. «En situation minoritaire, il y avait des contraintes à son action. Là, on voit jusqu'où la pensée du gouvernement peut aller», avance Mme Maioni.
Pablo Rodriguez pense en ce sens que «les conservateurs seront leur pire ennemi: ils ne sauront pas où s'arrêter, et ça provoquer un ras-le-bol et une indignation majeure». Il cite l'exemple de la campagne Twitter anti-Vic Toews cette semaine, autour du projet de loi C-30. «Les gens sont écoeurés, ils le disent.»
L'historien Matthew Hayday, qui enseigne à l'Université de Guelph et s'intéresse notamment à l'identité canadienne, ne craint pas de parler de la possibilité d'un point de rupture prochain. «Ce qu'on voit depuis quelques semaines, c'est la réalisation de l'agenda que les conservateurs veulent imposer depuis 2006. Sortis du minoritaire, ils peuvent aller où ils veulent et ils en profitent: on voit donc un gouvernement plus idéologique qui émerge et qui provoque une division plus grande et plus claire entre [les visions progressiste et conservatrice de la société], dit-il. Jusqu'où ça pourrait aller? Je ne sais pas. Mais je sais que ce n'est pas sain.»
M. Hayday estime que le fossé est important non seulement au Québec, mais aussi ailleurs au Canada. «Justin Trudeau a mis l'accent sur les valeurs québécoises, mais les progressistes du Canada sont aussi fâchés que les Québécois», dit-il. Antonia Maioni nuance toutefois la remarque. «L'opinion est plus monolithique au Québec, les écarts de valeurs sont moins grands.»
Un sondage Angus Reid publié dans le numéro courant du magazine L'actualité tend à lui donner raison: à la question de savoir si le Canada est sur la bonne ou la mauvaise voie, seul le Québec répond majoritairement par la négative. «Le sentiment d'être sans voix à cause de la faible représentation des Québécois dans le caucus conservateur amplifie cette impression», dit Mme Maioni.
Problème de communication?
Dans ce contexte, le président de l'association conservatrice de Brome-Missisquoi, Peter White, reconnaît qu'il y a «du vrai dans ce qu'a dit Justin Trudeau cette semaine», et que le travail des conservateurs «nuit à la fédération».
Mais il estime que ce ne sont pas tant les politiques qui posent problème que la manière de les communiquer — situation qu'il a dénoncée dans une lettre il y a un mois. «La raison du décalage, selon moi, c'est que Stephen Harper ne prend pas le temps d'expliquer ce qu'il fait aux Québécois. Il ne fait pas de communications, ses ministres sont invisibles, et pendant ce temps, ses ennemis ont toute la place. M. Harper a abandonné le terrain et on voit le résultat: il y a une déconnexion, les gens se méfient de lui et il ne fait rien pour arranger ça.»
M. White cite en exemple la fête pour l'abolition du registre des armes. «Le seul commentaire que j'ai entendu, c'est Maxime Bernier qui disait que les gens avaient le droit de célébrer. On n'a pas expliqué que certains députés militent depuis 15 ans pour ça, on n'a jamais présenté les sondages qui disent supposément que les Québécois sont en faveur de l'abolition du registre. On n'explique jamais rien.»
Mais que le problème en soit un de communication ou de valeurs, le résultat reste le même: le fossé commence à ressembler à un gouffre, note Pablo Rodriguez. Qui souhaite qu'il se passe quelque chose avant que le pays atteigne un point de non-retour... et que Justin Trudeau finisse par prendre sa carte du Bloc québécois.


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