De 2003 à 2005, tout un revirement de situation pour Gilles Duceppe.
Le titre de ce texte vous étonne? C'étaient pourtant les mots qui coiffaient un article de La Presse, à l'automne 2003. Pendant toute cette année-là, le Bloc avait mordu la poussière. Un sondage Léger Marketing fait en juin attribuait 25% des intentions de vote au Bloc et 56% aux libéraux. Le CROP de novembre 2003 permettait aussi d'anticiper un balayage libéral au Québec. Soit l'inverse de ce que nous annoncent certains sondages pour l'élection du 23 janvier prochain.
Compte tenu de la dispersion du vote francophone, certains anticipaient un anéantissement de l'équipe de députés du Bloc québécois. Certains plus "stratégiques" , réclamaient même que le Bloc se saborde plutôt que de subir pareille défaite. C'était il y a deux ans à peine! Cette situation difficile n'était pas seulement perceptible sur les écrans radar des sondeurs: aux élections partielles de juin, le Bloc avait encaissé des reculs importants. Un organisateur avait d'ailleurs lancé: "Demandez-moi pas d'organiser une assemblée publique pour Gilles Duceppe en ce moment, je n'aurais pas un chat dans ma salle." Faut-il le rappeler, le Bloc était en-deçà de 40% des suffrages lors des élections de 1997 et de 2000. On savait que ce parti avait tiré profit du scandale des commandites, mais on a bien vite oublié jusqu'à quel point.
Ce renversement s'est opéré en deux temps. Dans les semaines qui ont suivi le dépôt du rapport de la Vérificatrice générale du Canada, en février 2004, les libéraux ont reculé d'une douzaine de points et perdu une quinzaine de sièges québécois aux élections générales. Puis, au printemps 2005, lors des audiences quotidiennes de la commission Gomery, l'appui aux libéraux s'est affaissé à nouveau de façon significative.
Si ce scandale a eu tant d'impact, c'est que ses éléments faisaient écho à des dimensions plus profondes- voire souterraines- de la culture politique. Le scandale a d'abord attisé le cynisme populaire à l'endroit de la classe politique. Les enquêtes sur la question l'ont démontré: la plupart des électeurs estiment que les "promesses électorales ne sont pas réalisées"; ils considèrent que les politiciens sont "menteurs" et "malhonnêtes". Le scandale des commandites est donc venu "corroborer" ce sentiment.
À ce jeu, bien sûr, tous les partis sont éclaboussés, mais c'est l'équipe gouvernementale qui est au coeur de la cible. Pas étonnant que bon nombre d'électeurs se sentent plus à l'aise- presque "heureux" pour reprendre le slogan du Bloc- à voter pour un parti d'opposition.
En ce qui concerne l'électorat québécois, le scandale a fait écho à un autre élément de la culture politique: "le sentiment d'être dominé". Le dévoilement d'un usage "discrétionnaire" des fonds publics pour mater les souverainistes a ravivé ce sentiment douloureux de menace et de moquerie- pea soup revient à l'esprit, réminiscence d'un passé inégalitaire et méprisant. Peuple et parti sont alors confondus, victimes du même complot. Le nationalisme québécois, à l'instar de plusieurs autres, rebondit lorsque les images du présent coïncident avec celles du passé.
En 1995, quand un fédéraliste notoire avait lancé: "On va vous écraser" , l'opinion publique avait entendu le claquement d'une gifle. Ce sont aussi ces réactions qu'on retrouvait en 1990, quand le drapeau du Québec avait été piétiné, même chose encore quand Maurice Richard a été suspendu en 1955. Devant ce qui est ressenti comme une attaque contre la "distinction québécoise" , le clivage "eux/nous" se réactualise. Quand on combine ces deux aspects, on comprend mieux comment cette histoire a fait boule de neige.
Ainsi, au Canada anglais, le scandale des commandites a eu un impact fort différent. Les électeurs ont été choqués de l'allocation des fonds, de l'octroi des contrats et des ristournes. Le cynisme anglo-canadien y a trouvé des munitions. Par contre, on n'a pas éprouvé dans le ROC la même humiliation qu'au Québec. Voilà pourquoi la portée de ce scandale n'est pas symétrique.
Dans sa dernière allocution à la Chambre, au moment du vote qui devait mener à la convocation d'une élection générale, Gilles Duceppe n'avait pas tort de mettre tout l'accent sur le scandale des commandites. En effet, le chef du Bloc doit beaucoup à Sheila Fraser et à John Gomery; il sait très bien que, sans l'exercice de dévoilement opéré par ces deux personnes, son parti serait dans une situation fort différente. Il est cependant bien conscient qu'une large part du mérite lui revient aussi, dans la mesure où ses collègues et lui-même ont su jouer stratégiquement cette carte.
S'appuyant sur le cynisme et le sentiment d'humiliation, les bloquistes ont habilement combiné une bonne dose d'indignation, une cuillerée d'exagération et une pincée de prétention. Coalisés avec le PQ, ils sont à présent dans une situation hégémonique auprès de l'opinion publique québécoise.
Pourquoi le Bloc hésite-t-il à mettre tout l'accent sur la souveraineté? Il y a fort à parier que c'est le souvenir douloureux des années passées qui incite Gilles Duceppe à la prudence. Quant aux libéraux, ils n'ont peut-être pas saisi la portée symbolique du scandale dont ils ont été les "auteurs", et dont ils sont maintenant devenus "victimes".
Le Bloc "balayé"...
01. Actualité - articles et dossiers
Jean-Herman Guay30 articles
L'auteur est professeur de sciences politiques à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke.
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