La crise économique semble marquer une rupture idéologique : à droite comme à gauche, on sent que le vent est en train de tourner. Un cycle historique serait sur le point de se clore, celui du triomphe libéral. Le champ des possibles paraît s'ouvrir. Mais pour aller où ?
Les uns semblent penser que la parenthèse "ultralibérale" se referme et que le modèle économique et social des "trente glorieuses" peut être réactivé ; d'autres jugent qu'un nouveau type de société est à inventer, qui révolutionnerait notre relation au travail et à la nature ; d'autres encore, comme le président Sarkozy, déclarent que le "laisser-faire", c'est "fini", et qu'il faut refonder le capitalisme. L'Etat serait même de retour.
Pour comprendre ces débats, le livre de Christian Laval et Pierre Dardot sur la "société néolibérale" offre des clés d'analyse. Cette somme de recherches relève de l'histoire des idées, de la philosophie et de la sociologie, et elle s'ouvre par cet avertissement : "Nous n'en avons pas fini avec le néolibéralisme", et proclamer la fin du "laisser-faire" n'équivaut pas à enterrer le modèle néolibéral.
La thèse peut sembler paradoxale. Elle s'éclaire si l'on élucide la vraie nature du néolibéralisme. Se réclamant du philosophe Michel Foucault, les auteurs affirment en effet que "le néolibéralisme peut se définir comme l'ensemble des discours, des pratiques, des dispositifs, qui déterminent un nouveau gouvernement des hommes selon le principe universel de la concurrence". Or, ajoutent-ils, réaliser ce programme suppose un "Etat fort", des règles, et non le "laisser-faire".
Pour justifier cette thèse, les auteurs remontent le cours du temps. C'est en 1938, lors du Colloque Walter Lippmann - en référence au grand journaliste américain - que s'affirme le "néolibéralisme". Des économistes, comme Friedrich Hayek, Wilhelm Röpke ou Jacques Rueff, se seraient accordés, malgré leurs divergences, sur un modèle néolibéral qui veut rompre plus ou moins avec le "laisser-faire". Ainsi, le néolibéralisme aurait été un projet de reconstruction du libéralisme accordant aux règles et à l'intervention étatique un rôle clé. Le contexte y est pour beaucoup : la Grande Dépression avait suscité une immense crise du libéralisme. Les néolibéraux ne croyaient plus à l'autorégulation spontanée du marché.
Selon Dardot et Laval, le néolibéralisme est donc un interventionnisme, mais d'un genre particulier. S'il s'agit de "refonder le libéralisme contre l'idéologie naturaliste du laisser-faire", c'est pour mieux faire fonctionner le marché : "Lors même que les néolibéraux admettent la nécessité d'une intervention de l'Etat et qu'ils rejettent la pure passivité gouvernementale, ils s'opposent à toute action qui viendrait entraver le jeu de la concurrence entre intérêts privés." La doctrine combinerait ainsi la réhabilitation de l'intervention publique et une conception du marché centrée sur la concurrence.
Tel serait le moteur des politiques néolibérales, bouleversant l'organisation des entreprises, le rôle des Etats et la vie des individus, sommés de se comporter comme des "entreprises". Sans doute ce néolibéralisme varie-t-il selon les conceptions autrichienne, américaine et allemande. Mais le livre soutient que le néolibéralisme constitue le cadre tant du modèle anglo-américain que du modèle économique européen. Marquée par le néolibéralisme allemand - "l'ordo-libéralisme" -, l'Union européenne serait, au plus profond, d'orientation néolibérale.
LOGIQUE DE CONCURRENCE
Du traité de Rome jusqu'au traité constitutionnel européen, une même logique de la concurrence serait à l'oeuvre. Ici, les auteurs sont proches du président d'honneur d'Attac, Bernard Cassen, qui soutient que "c'est bien autour du ver libéral qu'avait été imaginé le fruit européen". De même, les alternances politiques n'y changeraient rien. Pis, depuis Mitterrand jusqu'à la "gauche néolibérale" de Blair, les gouvernements de gauche auraient promu, ouvertement ou non, le néolibéralisme.
On comprend pourquoi, selon les auteurs, le néolibéralisme devient la grande "raison du monde". Examinant la littérature du "management" et du "capital humain", le livre affirme que "la stratégie néolibérale a consisté et consiste toujours à orienter systématiquement la conduite des individus comme s'ils étaient toujours et partout engagés dans des relations de transaction et de concurrence sur un marché". Les normes de l'action publique en sont bouleversées : au prix d'une bureaucratisation croissante, l'audit, le contrôle et les incitations vident le sens des différents métiers, "depuis les chercheurs jusqu'aux policiers en passant par les infirmières et les postiers".
Ce livre important aide à déchiffrer certaines évolutions. Sa systématicité impressionne : sous l'autorité de Foucault, il avance des thèses fortes et un modèle global d'interprétation. Mais cette qualité a parfois pour envers une certaine partialité dans la lecture des textes et dans l'analyse sociologique et politique. On peut regretter que l'interprétation de Foucault, qui suscite un engouement international, soit prolongée sans un vrai bilan critique. En outre, le livre ne scrute guère les limites et les résistances que rencontre le néolibéralisme.
Enfin, il n'explore pas assez un trait du néolibéralisme contemporain : son caractère vertigineusement inégalitaire. A cet égard, le livre ne permet pas de mesurer la distance entre les idées de certains inspirateurs du néolibéralisme et la réalité qui s'est imposée. Walter Lippmann lui-même, qui se réclamait encore en 1937 de son ami Keynes, jugeait qu'il fallait en finir avec les gros héritages, et que des taxes sur les successions ainsi qu'un impôt progressif devaient frapper les hauts revenus. Il soutenait, en citant Aristote, que de fortes inégalités étaient aussi un problème politique. Le néolibéralisme "réellement existant" n'aura pas exactement suivi ses préconisations...
(le monde des livres)
Les aventures de la raison néolibérale
Article publié le 13 Février 2009
Par Serge Audier
Source : LE MONDE DES LIVRES
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