La nouvelle noirceur

Recensement 2011



Les Lumières en étaient persuadées. La large diffusion de la connaissance était essentielle au progrès et à l'atteinte de la véritable liberté. Pour elles, ceux qui se targuaient de pouvoir nier le savoir ou de restreindre sa diffusion afin de protéger leurs intérêts ou d'imposer leurs théories fausses n'avaient qu'un nom: obscurantistes.
Trois siècles plus tard, on y est encore, un peu étonnés et attristés. C'est que l'obscurantisme ne nous a jamais vraiment quittés, sa manifestation la plus frappante et inquiétante étant l'intégrisme religieux de tout poil. Ce n'est pas la seule cependant. On est forcés de constater que, sous une forme différente, il est présent dans la sphère politique, où plusieurs partis tentent, au détriment des faits, d'imposer leurs dogmes et leur idéologie.
Les conservateurs de Stephen Harper voguent près de ces eaux. Car comment ne pas en arriver à cette conclusion quand on voit le refus de ce gouvernement d'accepter les faits et les études de ses fonctionnaires pour mieux imposer sa logique répressive en matière de justice? Que dire des fonds pour les groupes de femmes qui ne peuvent plus servir à de la recherche? Ceux aussi qu'on a retirés à la Commission du droit du Canada? Ou encore l'incertitude financière dans laquelle on laisse le principal bailleur de fonds de la recherche sur les changements climatiques au Canada, la Fondation canadienne pour les sciences du climat et de l'atmosphère, poussant ainsi des chercheurs à poursuivre leurs travaux ailleurs?
La dernière démonstration de cet esprit obtus et rébarbatif à la science est la décision touchant la conduite du recensement de 2011. Le gouvernement a décidé que la réponse au questionnaire long ne serait plus obligatoire. Ses raisons sont les suivantes. Selon lui, il est inadmissible qu'on menace un citoyen de prison ou même d'une amende pour ne pas répondre au questionnaire long du recensement. Mais comme le ministre de l'Industrie l'a dit en comité hier, éliminer la peine de prison ne suffirait pas à calmer ses inquiétudes. Trop de questions, selon Tony Clement, sont intrusives.
Ce qu'il omet de dire est que le questionnaire est approuvé par le gouvernement. Il n'a qu'à en retirer les questions qui le gênent. Et la fameuse peine de prison qu'il trouve si odieuse, il la garde bel et bien en vigueur pour ceux qui bouderaient le questionnaire court envoyé dans tous les foyers. Soudainement, ça ne semble plus le déranger.
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Dans tout ce débat, le gouvernement joue sur la peur des excès de l'État et entretient l'ignorance des faits quand il ne les déforme pas totalement. Le gouvernement est déterminé à garder le cap et, s'il trouve toujours un prétexte pour rejeter les solutions les plus simples, c'est parce que ses supposées objections au caractère obligatoire du questionnaire long ne sont qu'un paravent. Ce dont le gouvernement ne veut plus, ce sont ces données précises, détaillées et surtout crédibles qui viennent contredire trop souvent ses politiques ou qui ont le défaut de braquer les projecteurs sur des problèmes qu'il préférerait ignorer.
Et cette attitude est fondamentalement idéologique, conforme à la philosophie libertarienne de Stephen Harper et de plusieurs de ses députés. Pour les libertariens, l'État doit être réduit au minimum, surtout l'État providence. Or, comment justifier retrait ou inaction quand vous avez des données qui vous montrent que le fossé entre riches et pauvres s'élargit, que les plus récents immigrants prennent plus de temps à combler l'écart avec les Canadiens de souche, que la comparaison entre la situation des autochtones et du reste des Canadiens est toujours aussi désolante?
Au cours des derniers jours, nombre de conservateurs se sont plaints de questions obligatoires sur le logement, le temps de transport entre la maison et le bureau ou encore sur les rénovations domiciliaires. Mais on ne peut pas savoir où se concentrent les mal-logés si on ne pose pas la question ou si on se retrouve avec un taux de réponses anormalement bas dans certains quartiers défavorisés, ce que risque d'entraîner le caractère volontaire du questionnaire. Comment planifier le transport en commun en milieu urbain si on ignore les habitudes et les besoins de la population? Et comment les conservateurs auraient-ils pu planifier leur propre programme de rénovations domiciliaires sans l'information adéquate?
Sans données solides, impossible d'élaborer des politiques publiques conséquentes. Le ministre de l'Agriculture, Gerry Reitz, semble l'avoir compris puisqu'il s'est opposé à ce qu'on mette fin au caractère obligatoire du recensement agricole. Quoi qu'en disent certains, les sondages ne peuvent combler le vide, à moins de vouloir offrir une gestion épidermique et purement électoraliste.
On en revient donc aux dogmes et à l'idéologie des conservateurs. Pour eux, de grands pans de l'État n'ont pas de raison d'être et devraient éventuellement disparaître. La meilleure façon d'y parvenir est de faire disparaître des écrans radars statistiques les problèmes qui justifient actuellement l'action gouvernementale dans une foule de domaines. Pour ça, il faut miner la crédibilité de l'information à sa source et miser sur l'ignorance.
Cette affaire du recensement va dans ce sens, dernier symptôme et symbole de cette nouvelle noirceur qui nous guette.


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