Par Jean-Michel Demetz
La montée des revendications religieuses secoue le mythe d'une tolérance universelle.
Le multiculturalisme canadien est probablement le mythe le plus mobilisateur du pays.
Montréal, sur le boulevard(sic) Sainte-Catherine. Même si l'air reste vif, les rues sont enfin dégagées de toute neige. En principe, ce dimanche de printemps est réservé à la communauté irlandaise qui célèbre la Saint-Patrick. En réalité, la gigantesque parade - la deuxième d'Amérique du Nord après celle de New York - tourne à la fête universelle. Badauds chinois, cuisiniers portugais, étudiants ukrainiens aux danses acrobatiques, musiciennes antillaises, jeunes Ecossais en kilt : chacun est venu participer à la marche en vert. Un moment de liesse, d'harmonie et de fierté.
Le lendemain, lundi soir. On regarde sur CBC La petite mosquée dans la prairie. Cette sitcom, créée en 2007, raconte sur le mode léger l'installation d'une communauté musulmane dans une petite ville de la Saskatchewan. Baber, l'imam, a beau être un Pakistanais traditionaliste qui qualifie les non-musulmans d'« imbéciles » et d'« infidèles » et Fatima, la Nigériane qui tient le café, s'accrocher à son foulard et son éducation conservatrice, ils sont parfois drôles et même attachants.
Dire que le racisme n'existe pas n'est pas réaliste
Deux facettes d'une même projection. Celle d'une paisible cohabitation des cultures et des religions, quand bien même elles seraient intégristes, flottant dans un bain de tolérance. Le visage souriant du multiculturalisme canadien.
C'est probablement le mythe le plus mobilisateur du Canada contemporain. L'idée que le pays à la feuille d'érable - qui se fixe comme objectif d'accueillir chaque année 265 000 immigrants de tous horizons - fonde sa légitimité et sa stabilité sur le respect de la diversité culturelle. Comme si, finalement, le Canada s'identifiait à une mosaïque culturelle dont les pièces clairement distinctes s'imbriqueraient en un tout unifié sous la baguette de la Charte des droits et libertés. Aux antipodes de l'assimilation, ce choix politique, adopté en 1971, vise à réussir l'intégration tout en préservant la différence.
Symbole le plus éclatant de cette politique, le choix du Gouverneur général, représentant de la reine, chef d'Etat du Canada. Depuis 1974, il n'est plus d'origine britannique : l'actuelle, Michaëlle Jean, est d'origine haïtienne, la précédente d'origine chinoise.
Longtemps, les Canadiens ont été bercés dans l'illusion que ce modèle était le plus achevé et qu'il garantissait l'universelle prospérité et la paix. Ce n'est plus le cas. La revendication de traitements spécifiques - des « accommodements raisonnables » concédés par des juges ou la fonction publique - par certains groupes religieux a suscité des controverses. La concession faite aux Sikhs de garder le turban, dans la police montée (au lieu du chapeau de feutre) ou sur les chantiers, à la place du casque de protection, pouvait faire sourire ; celle qui permettait aux enfants de garder à l'école la petite dague rituelle, le kirpan, a alarmé des parents. A l'hiver 2007-2008, l'addition de divers incidents suscités du fait de la communauté juive hassidique de Montréal a ouvert le débat public : la vitrine d'une salle de gym ouverte sur la rue choquait les traditionalistes. Lesquels demandaient dans certains cas d'être interrogés ou jugés (examen de permis de conduire, contrôle policier) par des hommes, pas par des femmes. L'émergence, enfin, d'un islam revendicateur (piscines non mixtes, lieux de prière réservés à l'université) a renforcé cette interrogation de la société québécoise : au nom de la diversité, était-on allé trop loin dans les facilités offertes aux conservatismes religieux ? Celles-ci ne mettaientelles pas en péril les conquêtes libérales et d'abord l'égalité entre les sexes ?
Réussir l'intégration en préservant la différence : l'objectif de la Charte des droits et libertés (1971).
Le Québec n'est pas la seule province qui a connu un débat sur le choc des cultures. En Colombie-Britannique, ces dernières années, des écologistes avaient affronté les immigrants chinois : sur les pentes de Richmond, la protection des espaces verts heurtait l'impératif feng shui de paver les abords des maisons, au risque de précipiter l'érosion. En Ontario, un tribunal de Toronto est en train d'examiner si une plaignante peut, en raison de sa foi, témoigner à la barre en gardant son niqab, ce voile qui couvre tout sauf les yeux - une atteinte au principe judiciaire de transparence. C'est dans ce même Ontario qu'avait été envisagée, voici quelques années, la création de tribunaux islamiques.
Longtemps, également, les Canadiens se sont cru à l'abri des discriminations ethniques. Des émeutes dans les quartiers nord de Montréal, en août 2008, ont brutalement dissipé ce mirage. Neuf mois plus tard, un rapport officiel reconnaissait que « la discrimination, le racisme, l'exclusion et le sentiment d'être des citoyens de seconde zone engendrent un malaise profond » chez les habitants - noirs - de ces zones. « Dire que le racisme n'existe pas au Canada n'est pas réaliste, admet Leslie Seidle, à l'Institut de recherche en politiques publiques (IRPP). Les Noirs de Montréal-Nord et Toronto souffrent de discriminations : l'écart économique est plus important que pour les autres communautés. » Une enquête récente de l'IRPP chez les demandeurs d'emploi maghrébins au Québec évoque, elle, la « tromperie » dont auraient été victimes ces candidats à l'émigration avant d'arriver sur le sol américain : on leur avait promis qu'il n'y aurait pas de « discrimination » à leur encontre de la part des employeurs.
Face à ces nouvelles tensions, la démocratie canadienne s'ajuste. Des cours d'éthique et de culture religieuse ont été instaurés dans les écoles québécoises. « Ils visent à favoriser la reconnaissance de l'autre dans une société plurielle, explique Mireille Estivalèzes, à la faculté des sciences de l'éducation de l'université de Montréal. Et répondre aux demandes des enseignants en quête de stratégie. » Que faire avec une reproduction du Dieu de Michel-Ange face à des musulmans qui refusent la représentation du Tout-Puissant ? Comment se comporter avec des enfants de témoins de Jéhovah qui ne peuvent pas faire de dessin pour leur maman le jour de la fête des Mères (ou celui de son anniversaire) car ces fêtes ne sont pas reconnues ? « C'est en expérimentant qu'on verra les difficultés », répond la formatrice.
En mai 2008, la commission Bouchard- Taylor, créée afin de répondre à la crise des accommodements raisonnables au Québec, rendait un rapport très prudent. « Un an après, c'est l'accalmie, constate le sociologue Jacques Beauchemin, le seul membre de cette commission à s'être distancié de ses conclusions. Mais il y aura d'autres accommodements déraisonnables qui vont soulever d'autres questions. Car, oui, la société québécoise est ouverte mais, oui aussi, la majorité qui parle français a le droit de voir reconnaître son histoire. »
Pour en savoir plus Une laïcité interculturelle, le Québec avenir de la France ? par Jean Baubérot, Ed. de l'Aube. La province confrontée à ses enjeux identitaires. Le sociologue français s'avoue fasciné par la solution des accommodements raisonnables. Un regard optimiste sur l'affrontement des valeurs religieuses et de la laïcité. Ma vie à contre-Coran par Djemila Benhabib, VLB Editeur. Une Québécoise d'origine algérienne témoigne sur l'offensive du « fascisme vert » islamiste au Québec. Un regard militant contre la naïveté multiculturaliste. |
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