La mondialisation à bout de souffle

Le marché commence à se heurter au retour progressif de l'État, constate Ignacio Ramonet

17. Actualité archives 2007


par Lévesque, Claude
Directeur du Monde diplomatique depuis 1991, Ignacio Ramonet est un des ténors les plus connus du courant dit altermondialiste. On lui doit, par exemple, l'expression «pensée unique», lancée dans un éditorial en 1995 pour désigner l'idée voulant que la mondialisation néolibérale va de soi.
Or, selon M. Ramonet, «le cycle victorieux ou euphorique de la mondialisation s'achève». «D'abord, il y a un continent entier qui ne cesse de donner des signes de refus de ce modèle. C'est bien sûr l'Amérique latine. [...] Sauf en Colombie, aucun dirigeant n'y a été élu récemment sur un programme néolibéral.»
«Par ailleurs, vous voyez bien comment les États se réaffirment, poursuit-il en entrevue. Par exemple, la Russie reprend les choses en main avec une conception de la souveraineté où il y a la part des entreprises, mais aussi la part de l'État et celle du secteur stratégique. Vous avez la même chose en Chine, où l'État pilote en quelque sorte l'économie.»
Un troisième phénomène peut s'observer sur le terrain même de l'économie mondialisée, celui des acquisitions d'entreprises du Nord par des groupes industriels du Sud. «Cela pose des problèmes de patriotisme et de nationalisme économique. On commence à poser la question du protectionnisme, d'une manière ou d'une autre», fait observer le directeur du «Monde diplo», qui prononçait la semaine dernière une conférence sur les relations Nord-Sud à l'invitation de l'AQOCI.
Le marché, ayant atteint le maximum de son expansion, se heurterait donc au retour progressif de l'État, et ce, pas seulement pour les mauvaises raisons ou dans les seuls pays autoritaires, pense Ignacio Ramonet. «Il est clair qu'aux États-Unis, ce qui vient de se passer [les élections législatives] est déjà un signe, dit-il en entrevue. Si le prochain président est démocrate - et la logique voudrait qu'il le soit -, il est évident qu'il y aura un retour à davantage d'impôt. [...] Réduire les impôts signifie donner moins de moyens à l'État et davantage de moyens au marché. La guerre principale aujourd'hui dans le monde, c'est la guerre du marché contre l'État.»
Altermondialisation
Retour de l'État dans la sphère de l'économie, mais également montée en force de ce qu'on appelle de façon un peu vague la «société civile». Le mouvement «altermondialiste», qui s'en veut l'émanation, a fait son apparition à la fin des années 1990 lors de grandes manifestations organisées pour dénoncer les rencontres des principales institutions économiques internationales.
«Ce mouvement a eu le mérite de proposer une définition de la mondialisation qui n'existait pas auparavant, dit Ignacio Ramonet, appelé à en faire le bilan. En 1999 à Seattle [où de nombreux protestataires avaient accueilli une conférence de l'Organisation mondiale du commerce], ce mot n'existait même pas encore. C'est à cette époque qu'on a pris conscience qu'il y avait UNE logique qui était à l'oeuvre.»
«Une seule et même société civile a vu le besoin de se mobiliser pour réagir, avec de grandes manifestations à l'occasion du sommet des Amériques à Québec en 2001, ensuite contre la guerre en Irak et puis dans le cadre du Forum social mondial, qui a voulu créer une assemblée des citoyens de l'humanité», poursuit l'auteur et journaliste.
Le Monde diplomatique a participé à cette époque à la création de l'ONG ATTAC, «un petit mouvement qui est devenu une vraie internationale, qui a contribué avec d'autres groupes à la mise sur pied du Forum social mondial, une grande innovation en matière d'animation sociale».
«On avait l'impression jusque-là que l'économie était réservée à des experts. ATTAC a montré que les questions économiques intéressent les gens, qui font bien la relation entre les mouvements de capitaux ou le fonctionnement de la Bourse, et leur vie.»
Après le 11 septembre 2001, le courant altermondialiste a souffert du fait qu'on est entré «dans une ère stratégique différente où l'affrontement principal se fait entre les États-Unis et leurs alliés, d'une part, et ce qu'on appelle le terrorisme international, d'autre part», admet Ignacio Ramonet. «En comparaison, les autres problèmes ont paru périphériques.»
Internet et la presse
Dans un contexte où Internet et les quotidiens gratuits font des ravages dans la presse écrite, Le Monde diplomatique continue d'afficher un tirage avoisinant les 300 000 exemplaires pour son édition française, tandis que ses 30 éditions internationales tirent à près de deux millions d'exemplaires imprimés.
La Toile a permis à l'offre d'information d'exploser, constate Ignacio Ramonet. «Cela crée un problème d'identité pour la profession de journaliste, puisque les informations les plus importantes des derniers temps, comme les images de la prison d'Abou Ghraïb, ont été apportées par des non-journalistes», reconnaît-il. «La profession doit repenser sa spécificité sur des bases qui lui sont propres. Un journaliste, c'est quelqu'un qui fournit des garanties de crédibilité ou de véracité de l'information, ce que globalement Internet ne fait pas», précise-t-il.
M. Ramonet pense néanmoins qu'Internet, qui ne cesse d'évoluer, n'est pas foncièrement incompatible avec la fiabilité, à condition qu'on y applique des critères de vérification et de recoupement.
Sur la Toile ou sur support papier, «les médias qui ne se laissent pas entraîner dans l'effet d'immédiateté, dans l'effet de mimétisme» seraient en fait favorisés.
«Il se produit avec l'information ce qui s'était passé avec l'alimentation. À partir des années soixante est apparue la possibilité de surproduire des aliments. Dans les pays développés, les gens ne meurent plus de faim, ils meurent parce qu'ils mangent de la nourriture de très mauvaise qualité. Il s'est développé une alimentation bio qu'on est prêts à payer un peu plus cher. De la même façon, on est passés d'une information rare à une information surabondante, mais bourrée de manipulation et de mensonges. Les gens réclament aujourd'hui une information bio.»
M. Ramonet donne l'exemple d'OhmyNews, un journal «en ligne» créé en Corée du Sud par une nouvelle génération de journalistes, avec toutes les exigences de l'information la plus sérieuse. «C'est aujourd'hui le deuxième ou le troisième journal d'influence en Corée du Sud, indique-t-il. C'est la preuve qu'on peut faire un journal de qualité sur Internet et qu'on peut s'imposer très vite sur un marché qui est par ailleurs saturé.»
Dans des sociétés où le savoir s'est démocratisé et où le niveau éducationnel est plus élevé que jamais, «il est tout à fait naturel qu'il y ait de plus en plus de gens qui réclament au milieu de tout ce désordre des repères informationnels», conclut Ignacio Ramonet.
À ses yeux, le monde se présente en effet sous la forme d'un «très grand désordre». Pour y mettre un minimum d'«ordre rationnel», le directeur du Monde diplomatique situe les problèmes actuels du monde sur trois grands «échiquiers».
Sur le premier se posent les problèmes de sécurité, au sens militaire du terme: «Il s'agit d'un monde unipolaire, dominé par les États Unis.»
Le domaine économique, où les acteurs principaux sont les entreprises, «n'est pas unipolaire, parce que ces entreprises se déplacent sur la planète, jouant à fond la logique et la dynamique de la mondialisation».
Sur un troisième échiquier se posent les problèmes écologiques et sociaux. «C'est là que se trouvent toutes les détresses du monde, tous les problèmes liés à l'environnement, à la pauvreté, aux grandes villes, à la délinquance, et où il faut agir sur le plan écologique, sur le plan juridique et sur le plan du développement», dit Ignacio Ramonet.
«Entre ces trois échiquiers il y a des articulations qui sont évidentes, d'autres qui sont aléatoires et d'autres encore qui sont mystérieuses, ajoute-t-il. On ne sait pas toujours très bien, par exemple, quel rapport il peut y avoir entre la mondialisation et le terrorisme, ou encore entre le terrorisme et la pauvreté.»


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