Nouveau-Brunswick

La liberté d'être qui on est

Canada bilingue - misères d'une illusion


Valerian Mazataud - Après 30 ans d'égalité sur le papier, les Acadiens luttent toujours pour faire respecter leurs droits de vivre en français au Nouveau-Brunswick. Beaucoup déplorent que l'égalité des deux langues ne se traduise que par un dédoublement des institutions, mais à traitement égal, la société reste bancale.
Au printemps dernier, il était impossible de flamber son argent en français au nouveau Casino de Moncton, et Michel Carrier, commissaire aux langues officielles du Nouveau-Brunswick, a commencé à recevoir des plaintes de la part de joueurs insatisfaits. Michael Novak, président du groupe Sonco Gaming, gestionnaire du casino, avait alors rétorqué que la province ne l'obligeait pas à offrir des services bilingues, pas plus que les autres entreprises privées. «Le gouvernement a manqué une occasion de faire appliquer la loi», déplore Michel Doucet, avocat spécialisé en droit linguistique à l'Université de Moncton, argumentant qu'un établissement de jeu licencié par la province devrait s'assurer de respecter la Loi sur les langues officielles.
C'est un peu comme ça, la vie au Nouveau-Brunswick; on est heureux des progrès accomplis, mais il y a encore les petits détails: un prospectus en anglais glissé dans un publisac en français, son nom prononcé à l'anglaise à l'hôpital. La romancière France Daigle en a même fait le sujet de son dernier ouvrage, Petites difficultés d'existence (Boréal 2002). Aujourd'hui, «les francophones peuvent très bien assumer qui ils sont sans complexe», mais il est important de «toujours rester aux aguets», reconnaît-elle.
Lorsqu'il n'enseigne pas, l'essentiel du temps de Me Doucet est occupé à contester des réformes gouvernementales qui ne tiennent pas compte des obligations constitutionnelles relatives à la Loi sur les langues officielles. Il y a deux ans, lorsque le gouvernement provincial de Shawn Graham a entrepris une réforme des services de santé, il s'est heurté aux revendications du Comité pour l'égalité en santé, représenté par Me Doucet. Entre autres modifications, la réforme proposait la dissolution des huit régies existantes, y compris la régie francophone de Beauséjour, pour les remplacer par deux régies bilingues. «On sait ce que ça veut dire, nous, une institution publique bilingue. C'est une institution anglophone», ironise Michel Doucet. Il a fallu deux ans de poursuite pour finalement obtenir gain de cause. Aujourd'hui, le réseau de santé Vitalité, qui regroupe les anciennes régies du nord de la province, fonctionne en français.
Pour Me Doucet, l'accès à des institutions en français, c'est une mesure «indispensable pour assurer l'épanouissement de la communauté». Un avis partagé par Jean-Marie Nadeau, président de la Société de l'Acadie du Nouveau-Brunswick, un groupe voué à la reconnaissance du peuple acadien, pour qui il est essentiel de «promouvoir le droit d'avoir accès à des institutions en français [...] mais aussi de les faire vivre de l'intérieur».
Un système bancal
Sur le papier pourtant, l'égalité linguistique ressemble à un vrai conte de fées canadien. En 1969, lors de l'adoption de la Loi fédérale sur les langues officielles, l'Assemblée législative du Nouveau-Brunswick en profitait pour adopter un équivalent provincial. En 1982, la Charte canadienne des droits et libertés était intégrée à la Constitution, avec son article 16 qui garantit, entre autres, des droits et privilèges égaux pour les deux communautés linguistiques du Nouveau-Brunswick. Avec un tiers de la population dont la langue maternelle est le français, la communauté regroupait plus de 235 000 personnes lors du recensement de 2006, majoritairement dans le nord de la province, à la frontière gaspésienne et dans la région de Moncton.
Sur le terrain, en revanche, le bilinguisme est «bancal comme la tour de Pise», estime Jean-Marie Nadeau. Ainsi, même après la modification de la réforme de la santé, le réseau francophone reste techniquement moins favorisé que son équivalent anglophone et manque de moyens. En avril dernier, Gino Leblanc, mandaté par le gouvernement pour étudier le dossier de la santé, soulignait les inégalités historiques existantes entre le nord et le sud de la province au chapitre de l'accès aux services spécialisés. «Les trois services prénataux de la province sont anglophones», déplore M. Nadeau. Après une belle victoire, la santé en français en est encore au stade du rattrapage, estime-t-il.
D'après lui, l'actuel gouvernement provincial reste ancré dans une interprétation erronée de l'égalité linguistique, qui cherche simplement à dédoubler les services dans les deux langues. Pourtant, en 2009, dans l'affaire «Desrochers contre Canada (Industrie)», la Cour suprême reconnaissait que «l'égalité linguistique en matière de services gouvernementaux n'est pas nécessairement définie en fonction d'un traitement uniforme». On pourrait donc allouer plus de moyens à une communauté afin de créer une véritable égalité.
Affirmer son identité
Le système d'éducation a aussi failli passer par la même moulinette. Depuis une quarantaine d'années, les enfants anglophones pouvaient profiter d'un programme d'immersion en français langue seconde, qui leur permettait de suivre tous leurs cours en français dès la première année. En 2007, quand le gouvernement s'est retrouvé confronté à des coupes budgétaires, il a commandé une étude qui lui permettrait de montrer du doigt le programme d'immersion comme une utilisation de ressources injuste, résume Alison Menard, présidente de Canadian Parents for French. Dès l'année suivante, le ministère de l'Éducation a entrepris de ne commencer l'immersion précoce qu'à partir de la cinquième année, mais il s'est heurté à une levée de boucliers de la part d'un groupe de parents anglophones. On a alors coupé la poire en deux et l'immersion commence désormais en troisième année. Malgré ce que le gouvernement veut imposer, «l'égalité ne veut pas du tout dire traiter deux populations de la même manière», déplore Mme Menard.
Cette victoire au goût amer aura au moins eu pour avantage de clairement souligner l'intérêt des anglophones pour leur langue seconde. «Aujourd'hui, les anglophones se sentent une responsabilité sociale de franchir le pas. [...] Il faut leur donner une chance de participer au bilinguisme. C'est notre identité de Néo-Brunswickois», propose Alison Menard.
«Il y a des progrès de tous les côtés, estime France Daigle. Il y a des jours où la langue française coule facilement, et d'autres où seulement l'anglais me vient à la bouche.» Officiellement, 35 % de la population est complètement bilingue, mais le véritable pourcentage est probablement supérieur.
«Je considère que ma langue n'est pas toujours aussi facile d'accès quand je veux l'utiliser. Il y a un voile anglophone, ajoute la romancière. Malgré tout, on n'a jamais été aussi libres de parler le français et d'être qui on est», conclut-elle.


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