Dans un article percutant publié dans le journal La Presse +, (La « différence » québécoise, 23 mars 2019), Gérard Bouchard explique pourquoi « les Québécois apparaissent généralement moins ouverts aux manifestations du religieux » avec un rappel historique du « passif substantiel de la religion, telle qu’elle a été administrée et vécue au Québec » (soumission et collaboration du haut clergé avec le colonisateur britannique,
opposition aux Patriotes, contre l’enseignement obligatoire, appui aux patrons dans les conflits de travail, insensibilité à la condition sociale, délation et excommunication pour les fidèles récalcitrants, condamnation de la culture populaire, assujettissement des femmes, tabou sur les « choses du sexe », scandales sexuels, etc.).
Au terme de ce réquisitoire, Gérard Bouchard juge que « l’essentiel maintenant, c’est de s’assurer que cette mémoire blessée, douloureuse, ne vienne pas compromettre la réflexion sur les droits ».
Denise Bombardier voit dans la loi sur la laïcité de l’État « une volonté de rédemption offerte à un peuple qui a vécu sous le joug d’une Église omnipotente qui a imposé une morale tordue, a culpabilisé des générations, qui ont appris à compter des chapelets, qui ont confondu l’histoire sainte et l’Histoire, et que les autorités religieuses ont maintenues à genoux au propre comme au figuré » (Le Journal de Montréal, 29 mars 2019). Elle voit donc dans le projet de loi no. 21 « une façon d’exorciser enfin le poids séculaire de la religion » au Québec.
Il est indéniable que l’oppression historique exercée par l’Église catholique sur les Québécoises et les Québécois n’est pas étrangère à l’appui apporté par les « baby-boomers » à la loi no. 21 sur la laïcité de l’État. Cependant, l’appui massif des Québécoises et des Québécois à la laïcité d’État traverse le cadre générationnel. Il est donc faux de n’y voir que « mémoire blessée », « rédemption » et « exorcisme ».
Avec l’Acte de Québec de 1774, qui consacrait l’alliance entre le conquérant anglais et l’Église catholique, l’Église devient un « État dans l’État ». Cela est particulièrement vrai pour la période 1840 et 1960, alors que le gouvernement a récompensé l’Église pour sa condamnation des Patriotes en lui octroyant les pleins pouvoirs en matière d’enseignement, de santé, etc. Le Québec est alors devenu ce que les Anglais appelaient « a priest ridden province ».
Contrairement, par exemple, aux États-Unis où les nombreuses dénominations religieuses des Pères pèlerins fondateurs ont imposé la neutralité de l’État, le Québec avait une « religion d’État », comme en témoigne la présence du crucifix à l’Assemblée nationale. Si, dans le protestantisme, le fidèle développe une relation individuelle privilégiée, sans intermédiaire, avec l’Être suprême, dans la religion catholique, l’interprétation de la parole divine relève de Rome et est relayée aux fidèles par les cardinaux, les évêques, les curés et les prêtres. Aussi, il est normal qu’après deux cents ans (1760-1960) de domination de l’Église (avec la bénédiction du conquérant britannique, rappelons-le), les Québécois aient développé une culture bien disposée à l’égard d’une intervention étatique en matière religieuse. L’autorité de Rome a tout simplement été remplacée par la volonté populaire exprimée démocratiquement lorsque les pouvoirs assumés par l’Église sont passés sous la juridiction de l’État, lors de la Révolution tranquille.
Aussi, il est normal que, dans la culture politique québécoise, l’État intervienne, comme le fait la CAQ avec l’appui très majoritaire de la population, pour baliser les rapports entre l’État et les religions.
Un républicanisme qui ne dit pas son nom
Dans un petit livre, intitulé « Précis républicain à l’usage des Québécois » (Fides, 2014), Danic Parenteau éclaire les enjeux en donnant un nom à l’approche québécoise : le républicanisme.
Parenteau oppose deux conceptions de la société, le républicanisme québécois et le libéralisme anglo-saxon, dont découle le multiculturalisme canadien. Il examine quatre de ses caractéristiques : la laïcité, la citoyenneté, l’identité nationale et la souveraineté populaire.
Sur la question qui nous préoccupe ici, celle de la laïcité, il identifie deux approches, une qui tient du principe républicain de la laïcité, l’autre du sécularisme libéral.
Le modèle républicain de laïcité, d’abord apparu en France au moment de la Révolution, stipule une séparation stricte entre les domaines religieux et politique. Les questions religieuses sont alors réservées au domaine privé. C’est la loi no. 21 sur la laïcité de l’État proposée par la CAQ.
Le sécularisme libéral repose sur la neutralité de l’État par rapport à la religion. Il n’est pas opposé à la présence de la religion dans la sphère publique tant que la cohabitation se fait dans le respect de la neutralité de l’État. C’est la laïcité « ouverte » de Bouchard-Taylor, du Parti Libéral et de Québec Solidaire.
L’accommodement raisonnable est une pratique d’inspiration libérale. Pour le libéralisme, la question des droits individuels et de leur garantie par des chartes de droits revêt une importance centrale.
Pour le républicanisme, lorsque la pratique religieuse d’une personne se heurte à une règle collective universelle, par ailleurs légitime, légale et raisonnable, la majorité estime qu’il n’y a pas lieu d’assouplir cette règle pour accommoder la pratique religieuse de cette dernière.
Le refus des accommodements religieux apparaît donc comme une protestation contre ce qui est largement perçu comme une forme de dépossession collective du pouvoir de décider des règles régissant la vie en société. Considérer que c’est à la majorité de décider, plutôt qu’aux juges, est une attitude éminemment républicaine.
Dans l’approche libérale, la société est perçue comme un agrégat d’individus. L’acquisition de la citoyenneté est davantage une modalité administrative, comme c’est le cas actuellement au Canada, plutôt qu’un véritable processus d’intégration.
La conception républicaine de la citoyenneté conçoit l’acquisition de la citoyenneté comme un processus relativement exigeant, à la fois pour la société d’accueil et pour les nouveaux arrivants eux-mêmes.
Ainsi, l’État a la responsabilité d’amener ces derniers à acquérir les bases de la langue nationale et certains codes culturels pour l’exercice réel de la citoyenneté. D’autre part, elle exige des nouveaux arrivants des efforts d’intégration.
À la base du multiculturalisme canadien, explique Danic Parenteau, on trouve le principe de la « reconnaissance », qui s’articule autour d’un message selon lequel ces cultures ne sont pas « étrangères » au Canada.
La culture nationale n’existe pas et la culture canadienne se présente commune une « mosaïque » de diverses cultures. Le multiculturalisme est érigé sur la négation de l’idée d’une culture « majoritaire » qui serait celle de la majorité de ses citoyens.
Pour les Québécois, le multiculturalisme est une stratégie de « neutralisation » de leur identité nationale.
Le rejet du multiculturalisme canadien ne provient pas de « l’insécurité » des Québécois en tant que nation francophone minoritaire ou d’une quelconque « crispation identitaire », soutient Danic Parenteau, mais tout simplement que les Québécois adhèrent à une vision plus républicaine de la société.
L’État est pour les Québécois l’incarnation institutionnelle de ce qu’ils sont comme peuple. Les Québécois estiment que leur identité est liée à une conception du « Bien commun » à préserver.
Le problème, selon Parenteau, est que les Québécois ont de la difficulté à nommer et à concevoir leur pratique républicaine, à cause de l’influence déterminante du libéralisme anglo-saxon.
Le libéralisme a une longue tradition au Canada, mais également au Québec. D’ailleurs, une certaine gauche québécoise, héritière du Pierre Elliott Trudeau de Cité Libre, a toujours adhéré aux valeurs du libéralisme, que cette gauche ait revêtu les habits du NPD, du « marxisme-léninisme » des années 1970, ou de Québec solidaire aujourd’hui.