Alors que la crise du système financier et la récession qu'elle entraîne font craindre pour l'économie mondiale, la recherche des coupables bat son plein. À Washington, le Congrès a fait parader des dirigeants de firmes de cotation et jusqu'à l'ex-patron de la Réserve fédérale. Le réseau CNN affiche même, ces jours-ci, le portrait des auteurs présumés de la catastrophe!
Pourtant, d'aucuns refusent d'attribuer au crédit immobilier aux États-Unis le repli des Bourses dans le monde et la faillite de plusieurs institutions. Plus tôt cette année, le Fonds monétaire international n'avait-il pas signalé des enflures du prix des maisons bien plus graves en Europe? Au reste, trois banques d'Islande ont succombé qui n'avaient aucun prêt à l'américaine.
Épargnants et investisseurs en panique ont précipité, il est vrai, la chute des Bourses et l'étranglement du crédit. D'autres raisons toutefois expliquent le dérapage à l'origine du désastre. Quelques fraudes sont connues. Le laxisme des autorités est aussi mis en cause. Mais l'enquête du Congrès laisse entrevoir pire encore.
Voici un an, apprend-on, le patron de Moody's, Raymond McDaniel, informe ses administrateurs que les firmes de cotation sont poussées par les clients à fournir des évaluations élevées. Elles y consentent afin d'obtenir des contrats et de toucher des honoraires. Faute de quoi, faut-il comprendre, elles risquaient de perdre des affaires.
Après cette réunion, un administrateur commente: «Nous avions des oeillères, me semble-t-il, et ne posions jamais de questions sur les informations qu'on nous donnait.» Prises ensemble, ajoute-t-il, ces deux erreurs «nous font paraître comme incompétents en analyse de crédit ou vendus au diable pour toucher des revenus, ou un peu des deux».
Chez Standard & Poor's, un membre du personnel écrit à un collègue un mot non moins révélateur à propos d'un produit financier risqué. Les firmes, dit-il, viennent de créer «un monstre encore plus gros». Il ajoute: «Souhaitons que nous soyons tous riches et déjà retraités quand ce château de cartes va s'effondrer.»
Les firmes minimisaient des risques pour rester compétitives dans un marché où leurs honoraires proviennent des clients. Mais la Réserve fédérale, elle, n'était pas dans un tel conflit d'intérêts. Comment a-t-elle pu leur accorder une confiance si aveugle? D'après le témoignage de son ex-patron, Alan Greenspan, la naïveté expliquerait cette attitude.
«J'ai commis une erreur, a-t-il dit; le propre intérêt des banques et d'autres organisations, ai-je présumé, en faisait les meilleurs protecteurs de leurs actionnaires et des actions qu'ils y détenaient.» Cet effondrement d'un pilier central de la concurrence et du libre-marché l'a «secoué», a-t-il ajouté. «Je ne comprends pas encore complètement pourquoi c'est arrivé.»
À en croire des membres du Congrès, la cause de l'effondrement se trouve dans l'autorégulation des banques, principe dont Greenspan s'est fait le promoteur pendant 20 ans. Au début du mois, dans une conférence largement citée par le National Post, Greenspan disait avoir bon espoir, à la lumière de l'histoire, que la finance et l'économie renaîtraient «plus tôt que plus tard».
Il s'étonnait néanmoins qu'après la déconfiture de l'économie planifiée (le communisme), la lutte ait repris entre le socialisme et le capitalisme. Aussi, a-t-il déclaré, le capitalisme devra regagner l'appui nécessaire à son fonctionnement et corriger, comme autrefois, les inégalités qu'il engendre.
Autre condition: la confiance dans la parole donnée. Jusqu'aux avancées en technologie de l'infirmation, rappelle Greenspan, la plupart des contrats étaient verbaux. On ne les confirmait qu'après dans un document. Dans un système fondé sur la confiance, jugeait-il, «la réputation possède une valeur économique significative». Il se disait donc «affligé» de voir à quel point «les préoccupations pour la réputation avaient fléchi au cours des récentes années».
On s'étonnera de cette croyance à l'intérêt comme garantie de l'intégrité. Pareils aveux n'ont pas manqué de susciter des réactions piquantes. Ainsi, un citoyen de Nanaimo, Jim Erkiletian, cite un mot de John Maynard Keynes, le célèbre économiste qui a inspiré Washington après la Grande Dépression: «Le capitalisme est cette croyance stupéfiante que les pires des hommes feront les pires des choses pour le plus grand bien de tout le monde.»
Sans aller jusqu'à cette vue pessimiste, force est de constater qu'il ne manque pas de fraudeurs dans le monde de la finance ni, non plus, de gens honnêtes mais n'ayant pas la force de s'opposer aux abus. Quand tout un milieu glisse dans une pratique répréhensible, l'homme intègre y passe pour un délinquant. Penser que la liberté n'a pas besoin de règles, c'est gravement méconnaître la nature humaine.
Risques excessifs
Néanmoins, il y a dans ce milieu des gens qui ont acquis, au fil des ans, une réputation impeccable. Stephen Jarislowsky, fondateur de la firme d'investissement Jarislowsky Fraser, appartient à cette classe d'hommes que la richesse n'a pas rendus moralement aveugles. La crise l'a confirmé dans sa conviction que la «gouvernance» en entreprise n'a pas progressé comme on l'espérait.
À l'occasion d'une récente conférence à Vancouver, il a souligné l'énorme part de responsabilité des conseils d'administration dans ce qui est arrivé aux États-Unis. Plusieurs tolèrent encore un système de rémunération où les dirigeants sont incités à prendre des risques excessifs en vue de toucher une plus forte rémunération, même au risque de compromettre l'avenir de l'entreprise.
Jarislowsky ne craint pas, non plus, de mettre en question le rôle des consultants -- avocats, banquiers, experts en traitement -- qui font souvent passer leurs propres profits et occasions d'affaires avant le service «professionnel» qu'ils sont tenus de rendre.
Dans une entrevue, voici peu d'années, sur l'éthique et les affaires, il confiait aussi au magazine Entreprendre que certains conseils d'administration ont peur de perdre leur PDG s'ils ne le paient pas davantage. «Je leur réponds: qu'il parte. Je n'ai pas besoin de quelqu'un qui n'a aucune loyauté envers la compagnie et qui ne travaille que pour l'argent et pour lui-même.»
Des adeptes de l'autorégulation clament que la présente crise a été causée non par le laxisme des milieux financiers, mais par les ingérences des gouvernements. La réplique leur sera venue d'où l'on ne l'attendait guère. Du pénitencier des États-Unis où il purge une peine pour avoir détroussé ses coactionnaires, Conrad Black se fait l'apologiste enthousiaste du président F. D. Roosevelt (auquel il a consacré une biographie).
Dans un article au Globe and Mail, Black montre que, au siècle passé, c'est l'intervention du gouvernement qui a relancé l'économie aux États-Unis, discipliné le marché et remédié à la misère générale causée par la déraison financière. Les interventions actuelles pour sauver le système n'ont donc rien d'inédit. Elles devront cependant s'accompagner, comme après la Grande Dépression, d'un régime plus rigoureux de surveillance des moeurs financières.
Au Canada, le système paraît plus solide, mais, à voir le fossé qui s'y creuse, au dire de l'OCDE, entre riches et pauvres, le culte obsessif de l'argent n'y est pas moins problématique.
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
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