La communication sous Stephen Harper: un recul pour le débat public

Dérives démocratiques - la société confrontée à sa propre impuissance



La campagne électorale nous montre un chef conservateur Stephen Harper coulant et tout sourire. Il rencontre des familles et des enfants, exprime ses émotions au sujet du décès de soldats envoyés en Afghanistan et répond parfois avec humour aux journalistes. Qu'en est-il de sa philosophie de communication en temps normal? Qu'a-t-il fait de l'accès à l'information de l'État depuis son élection en janvier 2006?
La politique de communication du gouvernement du Canada reconnaît l'intérêt du débat public pour la démocratie. La Loi d'accès à l'information favorise aussi les échanges entre l'État et ses citoyens. Le débat public permet aux citoyens de se faire une opinion éclairée des enjeux sociopolitiques et économiques, ce que reconnaissent aisément la majorité des hommes et des femmes politiques.
L'attitude de Stephen Harper tranche cependant avec cette position. Entre son arrivée au pouvoir au début de 2006 et l'été 2008, il s'est montré très réticent au débat public. Il a profondément modifié les pratiques de communication de l'État en restreignant la marge de manoeuvre des ministères dans leurs communications avec les journalistes et les citoyens.
Inadéquation
On peut sérieusement s'interroger sur l'adéquation des nouvelles pratiques instaurées par les conservateurs à la politique de communication officielle du gouvernement. Selon cette politique, «[d]ans le système canadien de démocratie parlementaire et de gouvernement responsable, le gouvernement a l'obligation d'expliquer ses politiques et ses décisions et d'informer le public des priorités qu'il établit pour le pays. Les Canadiens ont besoin de renseignements pour leur permettre -- à titre individuel ou par le truchement des groupes qui les représentent ou de leurs députés -- de participer activement et utilement au processus démocratique. Ces renseignements sont nécessaires pour avoir accès aux programmes et services gouvernementaux, et le public y a droit».
Trois éléments permettent de saisir la philosophie de communication de Stephen Harper, du moins quand il n'est pas en campagne électorale. Premièrement, entre le début de 2006 et l'été 2008, l'orientation générale de l'action gouvernementale n'a été que peu exposée. Les conservateurs ont utilisé des lois générales pour modifier des éléments de politiques publiques sans faire de débat public. Cela a évité des discussions et des remous dans l'opinion publique.
Peu de remous
Ces remous auraient été inévitables pour des questions comme la diminution du rôle de l'État, le financement des programmes culturels, le programme de contestation judiciaire, les organismes de défense des droits des femmes, puisque ces sujets suscitent des réactions fort différentes d'une région à l'autre du pays.
C'est ainsi que le ministre de la Justice annonçait le 25 août dernier l'intention du gouvernement d'augmenter les sanctions pour les crimes à l'égard des femmes enceintes, une disposition légale qui, quoi qu'en dise le ministre, constitue un signal clair sur ses objectifs à l'égard de la protection des droits du foetus (qui n'existent pas selon la Cour suprême).
De même, c'est par une disposition fiscale que l'on a cherché à limiter le matériel érotique et violent dans les films en prétextant «l'ordre public». De plus, il a été extrêmement difficile d'obtenir des informations sur certains sujets comme le sort réservé aux détenus afghans capturés par l'armée canadienne. La publication de documents gouvernementaux en catimini illustre aussi une culture du secret dont Pierre Noreau, le président de l'Association francophone pour le savoir (ACFAS), s'inquiétait il y a quelques jours dans les pages du Devoir.
Contrôle strict
Deuxièmement, l'information de l'administration publique vers les citoyens et les médias a été très sérieusement réduite. Bien que le nombre d'organismes soumis à la Loi d'accès à l'information ait augmenté sous les conservateurs, Stephen Harper a instauré un système de contrôle strict des communications de la fonction publique.
Depuis 2006, le Bureau du premier ministre vérifie et filtre toutes les communications des ministères, même celles qui sont d'ordre technique et n'ont aucune incidence politique. Traditionnellement, les ministères répondent aux questions techniques des journalistes alors que les dossiers politiques relèvent du ministre concerné ou du bureau du premier ministre.
Depuis l'arrivée des conservateurs au pouvoir, la mission de la fonction publique et son indépendance ont diminué. Le système de contrôle de l'information du bureau du premier ministre impose vraisemblablement des délais accrus dans les réponses accordées aux demandes d'information ou bloque carrément l'information. La fonction publique est, dans les faits, muselée.
Une journaliste m'a expliqué qu'elle avait dû attendre trois jours pour obtenir un «no comment» en guise de réponse à une question. De plus, on apprenait en mai dernier que l'on allait démanteler le registre de l'accès à l'information, une base de données contenant les sujets de demandes d'accès déjà faites.
De longs tentacules
La volonté de contrôle de l'information gouvernementale s'est même étendue aux agents du Parlement, comme la Commissaire à la vie privée, la Vérificatrice générale, le Commissaire aux langues officielles, le Directeur général des élections et le Commissaire à l'environnement et au développement durable.
En mai dernier, on apprenait que les conservateurs songeaient à modifier les pratiques de communication des agents du Parlement et à les obliger à faire approuver leurs communications par le bureau du premier ministre. Bien que les agents du Parlement soient des «institutions» au sens du Conseil du trésor et soient donc assujettis à ses politiques, leur mandat exige une distance critique du cabinet ministériel.
L'indépendance des agents du Parlement serait illusoire si ceux-ci étaient forcés de soumettre leurs communications pour approbation au bureau du premier ministre. Dans le contexte où les agents du Parlement surveillent les gestes du gouvernement et en indiquent les aspects problématiques -- pensons aux rapports de la Vérificatrice générale --, soumettre leurs communications au bureau du premier ministre pour approbation permettrait de les museler complètement!
Des comités inefficaces
Troisièmement, l'information ne circule pas non plus dans certains comités parlementaires. Les activités de plusieurs d'entre eux ont été freinées ou bloquées par les conservateurs, des séances ont été annulées à la dernière minute, un président conservateur a même déserté les discussions pour faire cesser le travail de ses collègues députés.
Les présidents conservateurs de comités parlementaires ont reçu des conseils sur la manière de perturber les activités en comités. Avant le déclenchement de la campagne électorale, le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique n'a pas réussi à étudier les allégations du Directeur général des élections au sujet d'un transfert de fonds de plus d'un million de dollars des budgets des candidats à celui du siège social du Parti conservateur lors de la campagne de janvier 2006, un geste à première vue illégal. C'est le manque de collaboration des conservateurs qui a empêché de faire la lumière sur cette affaire.
Politique spectacle
La campagne électorale a été déclenchée il y a quelques jours. La politique spectacle a repris ses droits, et Stephen Harper, qui apparaît tous les jours dans les médias, s'est transformé en homme politique disponible et avenant. Mais rien n'a fondamentalement changé en ce qui a trait à la communication de l'administration publique ou aux visées de contrôle des agents du Parlement, qui ont tout simplement été mises en veilleuse le temps de la campagne.
Au-delà des orientations de politique publique liées à chacun des partis, la campagne électorale devrait aussi être l'occasion de réfléchir à ce qu'est la démocratie représentative et au rôle que la communication et la liberté de presse y jouent. Plusieurs chercheurs incluent la communication, les échanges avec les groupes sociaux et même la discussion dans les médias dans les éléments fondamentaux de la démocratie représentative (Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 1996 et Daniel Gaxie, La Démocratie représentative, Montchrestien, 2003).
Voilà pourquoi il faut aussi tenir compte dans les débats électoraux de la philosophie de communication de chacun des partis. Il nous apparaît fondamental que le gouvernement canadien collabore avec les médias en tout temps, qu'il réinstaure les mécanismes de communication flexibles entre la fonction publique et la population (à commencer par les médias) et qu'il respecte l'indépendance des agents du Parlement. C'est ainsi que la démocratie représentative peut fonctionner harmonieusement.
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La recherche menant à la rédaction de cet article a été menée conjointement avec Catherine Côté, professeure à l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa. Des journalistes et des hauts fonctionnaires ont été interviewés en juin et juillet 2008.
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Anne-Marie Gingras, Professeure titulaire au département de science politique de l'Université Laval


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