La chasse au vivant

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La déshumanisation du monde par les machines


Cela se passait à l’aéroport de Stanstead, à cinquante kilomètres de Londres. Mon train ayant été annulé, j’avais dû me procurer un billet d’avion à la dernière minute. J’avais deux heures à perdre avant le départ. Parmi les restaurants de cette vaste galerie commerciale, un seul était plus en retrait et n’annonçait pas de hamburgers.


J’attendais depuis quinze minutes, mais personne ne venait. Mes regards discrets vers celle qui avait toutes les allures d’une serveuse ne semblaient pas produire d’effet. Je me suis donc levé pour lui demander poliment de me servir. Elle m’a regardé d’un air compatissant, comme on regarde un malheureux égaré, avant de noter ce que je voulais et d’aller me le chercher.


Curieux endroit, me dis-je. Les moeurs britanniques me surprendront toujours. Jusqu’à ce que je découvre ma méprise. Ce que je prenais pour une banale cantine était en réalité un restaurant à la pointe du progrès. Diable ! Il fallait vraiment être le dernier des abrutis pour ne pas savoir que, dans ce haut lieu de la technologie, on ne hélait plus les serveuses, mais on téléchargeait plutôt une « application ». Sur cette « application », il fallait choisir son menu en n’oubliant pas d’indiquer son numéro de table. Après avoir payé avec une carte de crédit, cinq minutes plus tard, votre plat arrivait comme par magie.


« Je ne suis pas un numéro ! » avait beau hurler le héros d’une série britannique des années 1960, ce jour-là j’ai compris que j’en étais devenu un. Les premiers syndicalistes s’étaient demandé s’il était encore possible d’être un citoyen alors qu’on était dépossédé de ses moyens de production et enchaîné à une machine. Cette question concerne aujourd’hui tout un chacun.


À Paris, depuis peu, les grandes surfaces ont trouvé une astuce pour contourner la loi et ouvrir chaque dimanche et les jours fériés. Elles remplacent les caissières par des automates. Officiellement, il n’y a pas d’employé, seulement un vigile, employé d’une société de sécurité.


Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, cette automatisation s’est généralisée. Il devient de plus en plus difficile de payer ses cotisations sociales autrement qu’en ligne. Les personnes âgées qui osent encore envoyer des chèques à l’administration risquent une pénalité. Ne cherchez pas d’aide au téléphone, car les services dissimulent volontairement leur numéro.


Tout se passe comme si la modernité n’avait de cesse de supprimer tout contact humain. Comme s’il était si détestable de faire un brin de causette avec une serveuse, d’échanger un sourire avec un commis ou de rigoler avec un chauffeur de taxi.




 

On n’arrête pas le progrès, diront certains. Et c’est bien ça le malheur. J’y vois plutôt le triomphe de cette éthique protestante, hygiéniste et puritaine qui répugne à tout contact humain. C’est la victoire des soeurs Brontë sur la Carmen de Bizet. Celle d’un monde aseptisé que la machine rassure, alors qu’il y aura toujours un risque dans le contact humain. Celui de croiser un être détestable, par exemple. Ou de tomber en amour. On retrouve d’ailleurs ce même souci de « propreté morale » dans l’interdiction des animaux de cirque et des chevaux au centre-ville. Ça pue, c’est sale et surtout, c’est vivant !


L’écrivain Georges Bernanos ne voyait-il pas dans cette « civilisation des machines » le triomphe de l’idolâtrie anglo-saxonne pour la technique ? Une « civilisation de la quantité opposée à celle de la qualité » qu’il jugeait profondément contradictoire avec « une tradition française de la liberté » que l’on pourrait tout simplement appeler l’esprit français (La France contre les robots, Le Castor astral).


Au pays de la bise, des marchés de quartier et de la galanterie, on ne s’étonnera pas que cette lente disparition des contacts humains heurte encore profondément les moeurs. Ce n’est pas sans raison que, devenus invisibles dans leur propre pays, méprisés par les politiques et détestés par les médias qui les considéraient comme des ploucs, les gilets jaunes s’en sont pris aux radars sur les routes, symboles mêmes de ce machinisme totalitaire, débridé et anonyme. Plus d’un millier aurait été détruit. Des gestes qui rappellent la destruction des premiers métiers à tisser au début du XIXe siècle.


En serions-nous revenus là ? Bernanos ne pourrait même pas imaginer à quel point, à l’époque de la gestation pour autrui (GPA), du transhumanisme et de ce que Michel Desmurget nomme le « crétin digital », le machinisme a accompli ce qu’il désignait lui-même comme cette « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ».


On a évidemment accusé Bernanos d’être passéiste et réactionnaire. À ceux-là, il répondait que « le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. »


J’oubliais de vous dire que, dans ce restaurant, la nourriture était médiocre. Mais, vous l’aviez probablement deviné…









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