La Charte de la laïcité et la violence

La violence de qui ?

Tribune libre

Dans le sillage du projet de Charte de la laïcité, le ministre Drainville a entièrement raison de dénoncer (le 2 octobre 2013) l’intimidation faite aux femmes voilées. Oui, la Charte met à nu certaines tensions. Mais lorsqu’une problématique comme la laïcité fait intervenir des valeurs qui touchent aux fondements mêmes des rapports entre l’individu et la société, il n’y a rien à gagner à la laisser macérer indéfiniment dans la pénombre de la conscience collective. La façon la plus pacifique connue à ce jour d’éclairer ce genre de situation est d’en discuter, même si les passions (ces chicanes tant redoutées des Québécois) sont au rendez-vous et qu’un risque de dérapage existe. Mais la violence peut prendre diverses formes. Physique chez les uns, verbale chez les autres, les deux se valent.
Rappelons-nous les propos qu’on a entendu se déverser de la bouche de plusieurs opposants à la Charte, prompts à dénoncer ces Québécois intolérants, xénophobes, liberticides, racistes, nationalistes attardés, et ainsi de suite jusqu’à ras bord, qui osent appuyer ce projet. On ne parle même pas du ROC qui se livre à son Quebec bashing coutumier. On parle d’intellectuels et de gens en vue qui se servent de tout le poids de leur statut social pour lancer des condamnations sans nuances et des propos alarmistes visant à ameuter les gens. Ceux-là ont fortement contribué, dès le début, à créer un climat de tension qu’on veut mettre à présent sur le compte de la Charte. Quand on entend une Maria Mourani accuser les pro-Charte de nationalisme ethnique ou le professeur de McGill Catherine Lu évoquer le génocide rwandais - rien que ça - comment qualifier ce genre de propos ? Un délire diffamatoire ?
Le débat autour de la Charte est sain et démocratique. Les accusations dont il est fait mention ici sont d’une autre mouture. Par leur extrémisme, elles contribuent à provoquer l’intolérance qu’elles prétendent dénoncer. Jeu dangereux, mais pas innocent. Bien des opposants ne demanderaient pas mieux que de voir ce débat dégénérer. Au profit de qui et de quoi ? Certainement pas du peuple québécois.
Les enfants, lorsqu’ils sentent surchauffer leurs échanges verbaux, se lancent parfois une sorte d’avertissement : « celui qui le dit, c’est celui qui l’est». D’instinct, ils comprennent le mécanisme de la culpabilisation : accuser le premier pour mettre l’autre sur la défensive. Effectivement, un des points frappants dès que le projet de Charte a été connu, ce fut la réaction quasi instantanée et très virulente des anti-Charte, incluant les bien-pensants des médias. Pendant au moins quinze jours, on n’a entendu qu’eux. Cette coalition compacte et spontanée était fondée sur diverses prémisses : l’accusation de déni des droits d’expression religieuse, les accusations de xénophobie (Mourani, etc.), la peur de nuire à l’indépendance et d’éloigner les communautés culturelles.
. L’expression religieuse.
Le projet de Charte est fondé sur une vision républicaine et communautaire du vivre ensemble qui s’oppose à la vision multiculturaliste et individualisante du Canada anglais. Par exemple, Hélène Buzzetti rappelait récemment que la fonction publique fédérale a l’obligation d’accommoder autant que faire se peut les demandes individuelles de pratiques religieuses des fonctionnaires en milieu de travail, alors que non seulement l’expression des opinions politiques est sévèrement prohibée, mais que leur participation à la vie politique en dehors de leurs heures de travail ne doit pas être trop «voyante» ; le gouvernement Harper a poussé le zèle jusqu’à interdire à certains fonctionnaires de distribuer des tracs électoraux de partis politiques municipaux. Cette règlementation illustre la priorité absolue accordée à l’expression religieuse au détriment d’autres droits tout aussi fondamentaux (en contradiction avec la Charte des droits, notons-le).
Le débat actuel a le mérite d’avoir clarifié aux yeux de plusieurs cette dimension philosophique et d’avoir rappelé la légitimité de l’approche républicaine, qui n’est pas aussi rigide et monolithique que certains le prétendent. On peut s’y opposer, mais cela ne lui ôte pas sa légitimité éthique.
. La xénophobie.
Dans notre société comme dans toutes les autres, oui, ce phénomène existe et il doit être combattu. Mais pour ce faire, il faut bien le circonscrire et ne pas le confondre, par exemple, avec l’affirmation de soi. Le rappel de cette évidence est encore nécessaire tant est ancrée dans l’esprit des Québécois la tendance au déni de soi. Seule l’indépendance pourra nous purger de ce réflexe de colonisé. Quant à la xénophobie dont « les autres » nous accusent, rien de nouveau pour « les ceusses » au nord du 45 parallèle, n’est-ce pas ?
. La peur de voir les immigrants se détourner de l’indépendance.
C’est déjà le cas, non ? Étant donné cet état de la nation, il est étonnant de voir des esprits pourtant perspicaces comme Michel David craindre un recul de l’indépendance à cause de la Charte. Option Nationale semble aussi adopter ce point de vue. Eux aussi voient dans la Charte une mesure inutile. En tout cas, on a rarement vu un fausse question soulever tant de passions.
À strictement parler, il n’y a pas de «problème» d’intégration des immigrants. Ceux-ci réagissent normalement, comme tous les immigrés du monde : ils arrivent, se battent pour survivre et se faire une place. Une fois qu’ils savent reconnaitre les lieux, ils observent de plus près ce qui se passe. Leurs antennes sont aiguisées. Question de survie. Que voient-ils? Des Québécois généralement accueillants, culturellement et socialement innovateurs, bons vivants, faciles à vivre. Mais aussi un peuple qui courbe constamment l’échine devant le pouvoir fédéral. À Montréal, ils constatent aussi la grande misère qu’ont les Québécois à imposer leur langue. Alors, l’immigrant finit par comprendre que le Québec a beau être une société où il fait peut-être bon vivre, le vrai pouvoir, et par conséquent le vrai pays, c’est le Canada et c’est à lui que doit aller son allégeance. Constatation collatérale : la vraie langue, c’est l’anglais. Petite anecdote sur l’allégeance.
En juillet 2006 a lieu le match France-Italie pour la coupe du monde de soccer, qu’on retransmet sur écran géant au Parc Jean-Drapeau. Le temps est magnifique. Dans l’ensemble, la France domine le match mais après son fameux coup de tête contre un joueur adverse, Zidane est expulsé et l’Italie gagne par tirs au but. La place se vide et la foule s’engouffre dans les couloirs du métro. Quelques groupes d’Italiens crient victoire, les autres ont la face longue. Le soir, dans le quartier italien de la rue St-Laurent, près du marché Jean-Talon, c’est la fête. Entre deux coins de rue à peine, il y a peut-être quinze cents ou deux mille Italiens en liesse : banderoles géantes, toasts, chants, vagues de foule aux terrasses et surtout, quelque chose d’absolument troublant pour moi : on respire, on perçoit, on touche presque l’expression spontanée, viscérale de la fierté d’être italien (ou de cette descendance), une adhésion indéfectible rivée au cœur.
Nelly Arcand, la jeune romancière tragiquement décédée en 2009, y avait fait très discrètement allusion dans une chronique, mais pour qui n’y avait pas assisté, cela était sans doute nébuleux. Un ou deux chroniqueurs de journaux également ont aussi effleuré le sujet, sans le traiter. Pourquoi une telle retenue ? Parce que la force de ce sentiment avait une signification qui n’était que trop claire et douloureuse pour nous : on n’a peut-être jamais vu une foule composée d’immigrants manifester pour le Québec cette sorte d’adhésion. [Cette fierté du pays qui régnait entre Québécois lors des rassemblements dans les années soixante-dix, avant le référendum de 1980, redevenue palpable avant le référendum de 1995.] Aux États-Unis, pays souvent plus répressif et plus dur pour les immigrants, ceux-ci rêvent malgré tout du jour où ils auront enfin la citoyenneté et surtout, la fierté de se dire américains. Voilà ce qu’est l’adhésion du cœur. Au Québec, c’est un peu plus compliqué, par rapport que y a pas de pays. Le Canada gagne par défaut. Mais il gagne.
La Charte n’éloignera pas davantage les immigrants qui le sont déjà et si elle est adoptée, elle ne rapprochera pas forcément de l’indépendantisme ceux d’entre qui l’approuvent. En fait, les immigrants ont un réflexe normal d’immigrants : ils regardent où va le courant et ils le suivent. Qui ne ferait pas de même ? Quand les Québécois décideront de se brancher, les immigrants vont être les premiers à s’en apercevoir et ils vont suivre. En attendant, comment attendre d’eux qu’ils s’identifient à un peuple qui n’ose pas se prendre en main ?
La Charte est un mouvement d’affirmation du peuple québécois, même si pour l’instant elle peut faire peur. Mais l’après-Charte sera important. Par exemple, l’établissement au sein de la fonction publique de quotas d’embauche pour les immigrants favoriserait une meilleure intégration et enverrait un puissant message d’inclusion.


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    4 octobre 2013

    Quand j'entend [ceci->https://www.youtube.com/watch?v=nA2BJ2wFXyc], nous sommes vraiment sur le bord de la violence.

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    Pour les fois que l'Italie gagnait la Coupe Mondiale, je peux témoigner du chahut fait dans les quartiers du Nord-Est de Montréal. Klaxonnage incessants, brassages de drapeaux hors des véhicules en marche. Un vrai danger pour la circulation. J'ai fait la remarque à des policiers qui le voyaient. Oui, c'est illégal. Non, ils n'interviendraient pas.
    En 2006, j'approche une confrontation en arrachant un drapeau d'Italie accroché au poteau d'affiche d'interdiction de stationnement de rue. Je fais comprendre l'insulte à "mon pays", le Canada, de planter un drapeau étranger sur un sol public canadien. Cela représente une invasion de territoire et un casus belli. Et bien, ils ont planté leur drapeau sur le toit de le bistro sportif.
    En 2010, le cirque italien recommence. Chaque maison italienne arborait son drapeau. Puis l'Espagne bat l'Italie. Ce jour-là je me rendais à Pointe-aux-Trembles en vélo. Je remarque que la plupart des maisons italiennes ont retiré leurs drapeaux. Je pédalais avec un bras levé pour signifier la victoire. Dès que je croisais des Italiens portant les couleurs d'Italie, je leur criais Victoire! pour faire des mines dépités.
    Je n'arbore aucun drapeau québécois chez moi parce que j'ai été élevé ainsi : sur une rue et dans un quartier italien, on ne cherche pas les problème que susciterait d'afficher notre nationalisme.

  • Archives de Vigile Répondre

    3 octobre 2013

    Je me dois d'apporter une rectification à mon article. J'ai erronément attribué à Maria Mourani des accusations de nationalisme ethnique, alors qu'elle n'a fait que rapporter des propos entendus par elle, sans les endosser elle-même. Toutes mes excuses.

  • Archives de Vigile Répondre

    3 octobre 2013

    "En attendant, comment attendre d’eux qu’ils s’identifient à un peuple qui n’ose pas se prendre en main". C'est vrai. Et on peut dire que le mouvement national québecois ne s'aide pas beaucoup en étant désuni et en ne posant pas la question de la société à construire (base économique, sociale, ...). C'est vrai parce que les anti-indépendantistes en profitent et sautent sur l'occasion de la charte des valeurs pour discréditer la cause indépendantistes en utilisant les mots magiques : "racistes", "xénophobes", ...
    Une seule solution, la fermeté sur le principe et contrattaquer unis sur toutes les diffamations.
    Les mêmes sont à l'œuvre en France contre la laïcité.

  • Marcel Haché Répondre

    3 octobre 2013

    Si Nous n’arrivons pas à prendre le lead à propos d’une chose aussi modeste que les valeurs québécoises, ce n’est pas demain que Nous prendrons le lead nécessaire pour faire l’Indépendance. À moins, bien évidemment, comme il m’est déjà arrivé de lire cette parfaite invraisemblance sur Vigile, que ce soit l’Immigration de troisième génération qui se mette à l’indépendantisme. Aussi bien se perdre dans le dédale des nombreux projets de société de Françoise David…