La bureaucratie de la diversité : à propos de l’activisme de la CDPDJ

Il est plus que temps de désacraliser la Charte et de questionner sévèrement la bureaucratie militante qui l’instrumentalise en s’en faisant la gardienne.

Laïcité — débat québécois


MATHIEU BOCK-CÔTÉ, L’Action nationale, avril 2010, p.26-30. - Le constat n’est pas neuf : nous sommes contemporains d’une judiciarisation des rapports sociaux reconnaissable dans la traduction systématique des revendications des groupes « minoritaires » dans le langage des « droits fondamentaux ». Cette tendance se radicalise d’autant plus qu’une nouvelle gauche multiculturaliste, qui s’est d’abord manifestée il y a quelques années avec les Cahiers du 27 juin, a entrepris la sacralisation de la Charte québécoise en prétendant en faire la matrice d’une reconstruction intégrale de la société québécoise. Désormais, la Charte serait la génératrice exclusive de la légitimité démocratique. Elle serait même au « cœur de l’identité québécoise », comme l’ont affirmé les concepteurs du cours Éthique et culture religieuse au moment de la controverse entourant leur cours en décembre 2009.
Mais le récent avis de la [Commission des droits de la personne et de la jeunesse sur la pratique des accommodements raisonnables->26330] à la Régie de l’assurance maladie du Québec révèle à quel point la judiciarisation des rapports sociaux a pour conséquence leur bureaucratisation (Daniel Carpentier, Avis sur les directives de la Régie de l’assurance maladie du Québec en matière d’accommodement raisonnable, Commission des droits de la personne et de la jeunesse, mars 2010, 17 p.). Rappelons les faits : la Commission a jugé qu’une femme n’ayant à se dévoiler que quelques secondes devant un homme pour une prise de photo ou pour une identification ne subirait pas un tort significatif alors qu’une autre obligée de suivre un examen de conduite d’environ une demi-heure avec un homme subirait un préjudice du point de vue de ses convictions religieuses si celles-ci proscrivent les contacts d’un sexe à l’autre. Entre ces deux cas apparemment « extrêmes », l’éventail des « accommodements » à envisager et réclamant une expertise conséquente est plus que vaste.
Ce genre de raisonnement tatillon est propre à une bureaucratie désireuse d’étendre son champ d’expertise et d’ingénierie sociale. Si la charte est fondatrice de la démocratie et si la CDPDJ en est la gardienne, cette dernière se présente conséquemment comme la gardienne de notre démocratie. Désormais, seule la commission et ceux qui s’inspirent de son travail seront habilités à « gérer la diversité ». Le sens commun, soupçonné de contamination par les stéréotypes et les préjugés, et baignant apparemment dans un vieux fond xénophobe, est mis au rencart par l’expertocratie chartiste qui plaide d’ailleurs pour une reprogrammation généralisée de la culture par l’éducation au pluralisme et l’éducation « antiraciste », notamment pour y neutraliser les représentations « discriminatoires ». Il suffit de se référer au nouveau cours Éthique et culture religieuse pour comprendre l’ampleur des moyens déployés dans cette reconstruction de la culture.
Il faut dire que la CDPDJ fonctionne à partir d’une sociologie victimaire portant une accusation radicale contre la société québécoise, accusée d’avoir institutionnalisé un système exclusionnaire marginalisant les groupes minoritaires. Pour lutter contre une discrimination souvent fantasmée, il faudrait ainsi reconstruire les institutions sociales dans la matrice de l’égalitarisme identitaire. Ainsi, le calendrier devient discriminatoire envers les minorités non-chrétiennes dans la mesure où les jours fériés sont fondés sur les fêtes chrétiennes. Il faudrait désormais extraire la société de sa propre histoire et la refonder sur l’utopisme égalitaire le plus radical. Mais surtout, la moindre disparité statistique entre un groupe et un autre s’expliquerait par un système discriminatoire qui entraverait l’accomplissement du « droit à l’égalité » des groupes minoritaires. Car l’égalité libérale entre les individus me suffirait plus : il faudrait désormais lutter pour « l’égalité de fait » entre les groupes dominants et subordonnés dans la mise en place d’une nouvelle citoyenneté multiculturelle. La « lutte contre les discriminations » justifie ainsi une intrusion radicale de l’État dans l’organisation de la société, notamment par la multiplication des programmes de discrimination positive qui viennent fixer arbitrairement certains communautarismes au nom de leur émancipation. Le dispositif antidiscriminatoire se transforme en machine à diviser la société québécoise en communautarismes rivaux administrativement délimités. Le multiculturalisme est ainsi beaucoup moins porté sur la « pluralité » que sur la division du monde en coupables et en victimes.
La commission Bouchard-Taylor avait très bien noté l’importance de cette bureaucratie chartiste dans le dispositif politique du multiculturalisme et plaidait d’ailleurs pour son renforcement par l’augmentation de son financement et la création de nouvelles agences appelées à gérer de manière toujours plus technocratique la diversité. De la même manière, quand la commission Bouchard-Taylor plaidait pour l’augmentation du financement de la recherche sur les « discriminations », elle cherchait surtout à se fournir les moyens conceptuels et « empiriques » pour justifier une politisation intégrale des relations sociales, nécessaire à leur reprogrammation par la technocratie diversitaire.
En fait, la gauche multiculturaliste souhaite transférer la souveraineté des instances parlementaires aux instances technocratiques, dans la mesure où ces dernières ne seraient pas redevables envers une population suspectée des pires préjugés mais seulement envers une science sociale pluraliste se présentant comme la conscience critique de la société. On trouverait dans cette bureaucratie une nouvelle classe particulièrement éclairée pour piloter la reconstruction multiculturelle de la société à l’abri de l’opinion publique. Par ailleurs, la bureaucratie chartiste fournit à cette gauche multiculturaliste une base militante publiquement financée et incorporée à même l’appareil de l’État québécois. Nous sommes certainement en droit de parler du multiculturalisme d’État.
L’activisme de la CDPDJ nous révèle à quel point la bureaucratie chartiste est au cœur de la promotion d’un multiculturalisme qui s’est métamorphosé en pratique technocratique. Mais la charte n’est toutefois pas gardienne de la démocratie, seulement du multiculturalisme. Ceux qui la transforment en moment fondateur de la démocratie libérale diabolisent rétrospectivement toute l’expérience historique des sociétés occidentales. Il faut se déprendre de cette mauvaise légende. La Charte ne préserve pas l’égalité libérale mais elle la falsifie dans l’égalitarisme radical. Elle ne défend pas les libertés individuelles mais justifie plutôt une bureaucratisation radicale de la société apparemment nécessaire pour construire une « culture des droits et libertés », passant par la déconstruction politique des pratiques sociales traditionnelles. Il est plus que temps de désacraliser la Charte et de questionner sévèrement la bureaucratie militante qui l’instrumentalise en s’en faisant la gardienne.


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