Penser le Québec

L'homme fini de la génération Argument

Chevrier fait porter une lourde part du fardeau de notre incivilité, de notre manque de repères et de notre déracinement aux porteurs de la Révolution tranquille

Le destin québécois



Marc Chevrier occupe aujourd’hui une place enviable parmi les très bons essayistes québécois. Ce premier livre* (Marc Chevrier, Le temps de l’homme fini, Boréal, 2005, 242 p.) réunit quelques-unes de ses meilleures interventions avec de nouveaux développements où l’auteur tente d’approfondir sa critique des revers du sujet moderne et de sa société apolitique.
S’inspirant de Paul Valéry mais aussi du visionnaire Tocqueville, il dissèque le monde contemporain avec un plaisir manifeste. La gravité de son propos – rendue avec une ironie à laquelle son style fait grâce – mérite discussion. S’appuyant notamment sur les idées de François Ricard au sujet de la dyonisiaque psyché collective des baby-boomers – qu’il qualifie à sa suite de « génération lyrique » –, on aura vite deviné que Chevrier fait porter une lourde part du fardeau de notre incivilité, de notre manque de repères et de notre déracinement aux porteurs de la Révolution tranquille.
Plus philosophiquement, c’est tout le procès de ce qu’il appelle la Mimesis dont il est ici question : « Devant la montée de l’individualisme qui munit le citoyen de droits sanctionnés par les juges et de groupes sociaux qui s’insinuent dans la nébuleuse de l’État, la représentation politique s’est transformée» en « représentativité, qui cherche à éliminer la distance que la représentation classique maintenait entre l’élu et le citoyen. » Suivant Jean Baudrillard, Hannah Arendt et de nombreux autres, Chevrier estime que, en devenant « Mimesis identitaire », c’est-à-dire en donnant aux idiosyncrasies le statut d’une représentation politique, la démocratie libérale contemporaine aura fusionné les sphères incompatibles de la vie privée, de la vie sociale et de la vie publique. Les premières sphères, traditionnellement soumises à la politique, mais en même temps protégées de l’influence dissolvante de l’espace public, se retrouvent aujourd’hui menacées par lui. En devenant « besoins » que l’artifice étatique doit inlassablement chercher à satisfaire, les aspirations (même légitimes) des individus auront achevé, en se démultipliant, de ne plus respecter les barrières et les limites qui permettaient aux hommes d’autrefois de vivre en communauté. L’hyper-individualisme des postmodernes destinerait finalement les atomes-individus à un vivre-ensemble légaliste et minimaliste, où un processus de division perpétuelle tiendrait paradoxalement lieu d’unité.
Ainsi sera conduit le procès de l’individualisme libéral par Chevrier, qui pense, en renversant la formule de Sartre, que l’essence des micro-identités communautaires précède désormais l’existence proprement dite des citoyens :
Contre l’unité totalitaire de la démocratie qui prétendait fondre le corps des citoyens dans un seul monde civique, l’homme vivifié par son talisman intérieur opposera la pluralité des êtres et le concert des identités. Il préférera le désaccord et la profusion du maelström cosmopolitique à la solidarité nationale, à moins qu’elle ne prenne la forme abstraite et peu engageante de la redistribution d’État. Il consacrera toute son âme et tout son zèle à son identité acquise de haute lutte des mains de la société oppressive. Il lui dédiera des livres et des études, si possible dans une chaire universitaire spécialement créée à cette fin. Il en restaurera l’histoire, occultée par l’exploitation millénaire des plus forts, et ressuscitera les mythes et les rites anciens que la culture dominante avait effacés. Bref, la société l’avait aliéné ; il s’affranchira par la communauté où le destine son identité retrouvée. (p. 29)
Le multiculturalisme, la société des identités, l’individualisme et la croissance du pouvoir judiciaire soutiennent ainsi secrètement un narcissisme social généralisé, incompatible avec le projet d’autonomie auquel nous avait convié les Lumières. Cette pathologie libérale de la vie en société s’exprimerait dans notre attachement relativement nouveau à l’hétéronomie, à une incapacité délibérément instituée de lier ensemble les individus par quelque raison, ne serait-ce que pour gérer efficacement un pluralisme continuellement porté aux nues. Même l’ordre minimal des réglementations sanitaires nous serait devenu insupportable au sein de l’Alter-État ; la lucidité dont l’auteur se fait le chantre en appellerait dès lors à un ressaisissement général pour que l’homme retrouve la plénitude de ses forces au sein de sa finitude. En se faisant le Montaigne de nos tristes jours, Chevrier en adopte aussi le ton, celui du scepticisme ironique. La décomposition de nos décrépitudes ne se fera pas non plus sans mélancolie : « Oui, il est désolant de voir tant d’idéaux tomber, de voir l’esprit humain basculer dans un monde clos alors qu’il pourrait utiliser les possibilités inouïes de la science, des arts et du politique pour l’ouvrir. » (p. 60).
Charles Taylor et Alain Finkielkraut, pour ne citer que les plus illustres, nous avaient habitués à cette critique du vide de l’hypersubjectivisme des modernes. Il convient de se demander si Chevrier se contente d’actualiser la critique du modernisme en la poursuivant à travers une dissection de l’art sans finalité d’aujourd’hui, de notre système d’éducation dénué de normes et de repères, de l’émancipation aliénante de nos sujets de droits sexués et de nos militants conformes à l’anticonformisme ambiant. L’auteur ne se targue certes pas d’originalité puisqu’il s’acquitte admirablement de toutes ses dettes intellectuelles. Et pourtant, ma sympathie pour son scepticisme lucide, parfois désabusé – même s’il fait souvent mouche –, atteint rapidement ses limites. Plus que tout autre art d’écrire prosaïque, l’essai implique une grande dose assumée d’idiosyncrasie. On me permettra donc de prendre mes distances avec son texte pour m’intéresser maintenant à son auteur, qui s’y livre bien au-delà de la « critique engagée » pour se situer au niveau de l’esprit de sa génération, qu’il voudrait bien représenter sans le dire explicitement…
En effet, l’univers psychologique de Chevrier est passablement dominé par son rapport trouble avec la génération de ses aînés, les baby-boomers – c’est-à-dire la génération de mes parents. L’homme fini dont il est question dans l’essai prend plus souvent qu’autrement les traits du boomer parvenu, ancien révolutionnaire de pacotille recyclé dans la jouissance confortable de sa retraite dorée, pendant que ses enfants débiles, incultes et déracinés s’enivrent de drogues et de musique techno. Ce portrait haut perché, délicieusement censeur, s’accompagne indubitablement d’une plainte sourde, dont l’écho subtil traverse les fibres du texte, contre l’aîné décadent et sa progéniture. Ainsi, nous dit-il,
[…] j’appartiens à une génération étouffée peut-être par la modestie, plus attachée à la lucidité de la désillusion sans retour, qui est au fond une forme de vanité, qu’à la fébrilité enthousiaste de ceux qui n’ont pas renoncé à tout ; une génération qui rêve de posséder ce que ses prédécesseurs ont manqué de lui transmettre et qui a reçu d’eux une société animée d’un mouvement sans fin et que personne n’ose ralentir, sous peine d’être taxé d’antimoderne. D’où ce malaise qui la tenaille et lui donne cet air de sérieux qui couvre en fait un orgueil blessé. Il lui est plus facile d’adopter la posture du retrait critique que d’épouser une cause commune. (p.64)
Ce passage constitue à mon avis le témoignage le plus sincère de l’essai par ailleurs magnifiquement écrit, je le répète, de Marc Chevrier. Le portrait m’apparaît pourtant comme un autoportrait : un jeu sophistiqué de miroirs donnant une perspective déformante de la réalité. Son combat, voudrait-il nous dire (n’eut été de cet « orgueil blessé » marquant au fer sa génération), c’est aussi celui des gens de son âge qui ont « souffert » le poids et la puissance du nombre des boomers. Sa génération, c’est la génération de la revue Argument, qui invite Finkielkraut à chaque année, qui critique, notamment avec Jean-Philippe Warren et Stéphane Kelly, le faux consensus au sujet de la Révolution tranquille, en se remémorant avec douce mélancolie la belle époque des curés et de l’assurance identitaire canadienne-française – cette noble époque révolue et aujourd’hui mal connue qui précédait l’État thérapeutique et le clientélisme citoyen1. Cette « nouvelle sensibilité », elle habite aussi toute une génération d’« inquiets », tels Antoine Robitaille, Daniel Jacques et Céline Lafontaine, qui s’attaquent eux aussi aux dérives du sujet postmoderne et des nouveaux discours technologistes opposés aux idéaux humanistes. La frange la plus conservatrice de cette génération s’est également manifestée, avec considérablement moins de subtilité, autour de la montée de l’ADQ et du Parti conservateur, même si les beaux esprits refuseraient sûrement la collusion. Pourtant, comme je voudrais le montrer, les intellectuels et les politiques conservateurs partagent bien plus qu’une position critique par rapport à l’État québécois moderne et à ses fondateurs.
En effet, si la critique dont il est question accompagne logiquement la montée d’une génération qui tente de faire sa place en faisant entendre sa voix, il appartient aussi à la mienne de limiter son emportement mal voilé derrière le vernis d’une fausse modestie. Il y a presque dix ans paraissait un brûlot collectif intitulé : Interdit aux autruches (Les Intouchables, 1997). Dans l’un des textes du recueil farouchement anti-boomer, l’écrivain Stéphane Despatie déversait tout son fiel sur une « génération qui, selon lui, exerce une mainmise autoritaire sur ses aînés et ses cadets », et qui serait menée par « les trop nombreux péteux d’bretelles, flatteux d’bedaines, mangeux d’avenir et fêteux d’rues se prenant pour les premiers et, bien sûr, les derniers révolutionnaires et citoyens responsables de l’histoire du monde. » (p.121)
La critique de Marc Chevrier, comme celle de son ami Stéphane Kelly, est beaucoup plus sophistiquée, mais tient, en substance, le même discours. Je me souviens notamment avoir remarqué les interventions de Kelly au colloque L’antilibéralisme au Québec au XXe siècle, qui s’attaquaient presque toutes à l’idéologie social-démocratique et étatiste-progressiste des intervenants plus âgés, naturellement plus complaisants face à l’héritage de la Révolution tranquille. Dans l’un de ses commentaires, Kelly affirmait, après avoir critiqué la représentation auto-satisfaite que les boomers se font habituellement de leur actions passées, que le « défi des gens de [sa] génération sera[it] de réinventer la grammaire politique. » (p.182). « Mettre au pas la technocratie », disait-il, critiquer les fausses certitudes qui assurent notre confort socialo-psychologique, voilà également, masqué derrière une superbe néoclassique, tout le projet de Chevrier. Si notre auteur porte avec moins de candeur le flambeau générationnel que Kelly et les autres, c’est à mon avis uniquement parce qu’il est plus rusé et combien plus esthète.
Il nous dira certes que « l’homme fini dont je fais la peinture n’est ni un ennemi ni un bouc émissaire. » (p.62) Pourtant, le lecteur attentif pourra aisément lire tout son ressentiment, à peine voilé par le beau style, au sujet des boomers et de leurs enfants :
Ce qui explique pourquoi chez les représentants de cette génération [boomer] et leurs enfants, c’est bien la faculté de jouir sans entraves qu’ils ont acquise à grand bruit qui donne la satisfaction immense de s’être haussés à un degré supérieur d’humanité. Fiers de leurs ébats, les muqueuses rassasiées, ils peuvent ainsi toiser, de la hauteur de leurs orgasmes culminants, les générations anciennes qui surissaient dans la hantise de la concupiscence. (p. 95)
Sans que Chevrier ne s’en réclame ouvertement, on comprendra donc aisément pourquoi la critique de notre « laideur conviviale » est toute construite autour du pôle générationnel et de cette « nouvelle sensibilité » conservatrice. Les boomers auraient légué à leurs enfants la légèreté d’une volontaire inculture, si bien que ceux-ci devraient aujourd’hui flotter dans une ignorance extatique, celle de l’atome délié de toute attache et de toute obligation pendant que leurs aînés demeureraient, à l’instar de Chevrier, sincèrement accablés par le poids d’une responsabilité face à la mémoire et à la tradition… Une telle accumulation de frustrations contre cette génération de décadents jouisseurs donne rapidement dans la surenchère lyrique.
Malgré ses forces, la sensibilité critique de la génération Argument se console un peu trop facilement de sa propre impuissance. En effet, obsédés qu’ils sont par le poids d’une modernité à laquelle ils n’ont pas su participer activement, la génération de Marc Chevrier a tout simplement abandonné la question nationale. Lisez leurs textes ! Ils évitent la question – pourtant brûlante d’actualité et d’urgence – comme un tabou dont ils voudraient se départir pour de bon. Leurs parents à eux n’y croyaient pas et craignaient d’affirmer un destin commun pour nous tous ; eux, ils l’identifient au projet de la génération honnie et ne savent pas comment la reprendre à leur compte… Dès lors, leur « modeste » émancipation se donne comme un exercice de lamentation malhonnête et apolitique.
Or, s’ils veulent « réinventer notre grammaire politique » dans la retraite du politique, dans l’otium déprimé de l’inquiétude, par un contournement de notre affirmation nationale, ma génération, elle, devra leur rappeler que c’est dans le negotium, dans le dur combat pour la liberté politique, qui passe par l’indépendance nationale, que réside la véritable aspiration commune de toutes les générations de Québécois. Ma génération, nous l’appellerons la génération nationale, est fille de Jacques Parizeau et des siens. Par son volontarisme politique, elle portera graduellement et sans modestie aucune la voix de la réconciliation collective en s’épargnant le luxe de ridiculiser les actions passées de nos parents boomers pour imaginer l’avenir commun. Certes, les déprimés et les inquiets continueront d’écrire de beaux livres sophistiqués dans lesquels des idées complaisantes sur les modernes en appelleront à un passé imaginaire, à une existence parallèle où leurs frustrations chercheront à s’apaiser sur le lit confortable d’une mélancolie pour les temps anciens. Je crois pourtant que nous nous devons de garder une saine distance critique par rapport à un discours qui flirte avec le désespoir d’une lucidité résultant essentiellement d’une posture beaucoup trop confortable. Entre Cioran et Dantec, il existe d’autres perspectives sur notre monde qui peuvent se réclamer d’une lucidité, politique celle-là. Chevrier voudrait nous réapprendre le sens de la liberté après les dérives libertaires du XXe siècle. Mais quel est son projet ? Il s’agit, en vérité, comme Boèce, de s’enfermer dans l’intériorité inquiète : « la liberté commence, nous dit-il, avec la prise de conscience de ce pouvoir qui est en nous, non pas ce pouvoir abstrait et mégalomane qui enivre l’homme fini, mais ce pouvoir simple et sans bruit que l’on affirme en coltinant, jour après jour, le poids de sa petite étoile. » (p. 63) Cette posture ne saurait incarner un projet politique et l’homme fini de Chevrier n’est qu’un spectre qui hante l’élite de sa génération, un fantôme né dans l’imaginaire de lettrés bien plus qu’une entité imputable, et il faut toute la superstition de la « nouvelle sensibilité » pour y croire.
La génération nationale, quant à elle, apprend graduellement à s’oublier comme sujet collectif parcellaire pour s’intégrer volontairement à cet ensemble qui devrait faire vibrer le corps collectif des citoyens. C’est bien la revue Argument et les animateurs télévisuels de 40 ans qui demandent constamment à des « jeunes de 20 ans » de s’exprimer d’un point de vue générationnel ! Je pense sincèrement qu’il n’y a vraiment pas grand-chose dans le discours générationnel qui mérite l’attention. À L’Action nationale, on nous demande plutôt de penser du point de vue du Québec : du point de vue de ce qui nous unit tous ensemble, de ce que nous avons en partage – du point de vue de la res publica. Certes, il y a le vivre-ensemble québécois, avec ses forces et ses faiblesses, mais il y a aussi et surtout la domination canadienne que nous subissons collectivement et involontairement – cette domination que Chevrier et les autres républicains de son âge n’osent même plus nommer pour ce qu’elle est, laissant ainsi libre cours à une représentation conservatrice de la région de notre capitale à Ottawa. Leur républicanisme, déconnecté de la cause nationale, n’est donc plus qu’une position esthétique, un langage privé dont l’écho est dépourvu de puissance parce qu’il est pratiqué dans un art solitaire de la distanciation critique.
Ma génération, je l’espère, saura apprendre de leur lucidité tout en redéployant la volonté de puissance de nos parents à travers des actes de mobilisation politique. Car il n’y a que le pouvoir qui arrête le pouvoir, et l’individu le plus lucide ne pourra jamais dicter sa volonté s’il craint de fréquenter ses semblables. S’il aime à se peindre en Caton entouré de barbares, Chevrier devient présomptueux lorsqu’il ne sait plus reconnaître le courage et la vertu des siens quand elle se manifeste. Le Québec libre reste à faire, et nous ne pouvons attendre notre liberté politique dans le confort rassurant de l’étalage – même brillamment ironique ! – du désespoir.
1 On se référera, sur la question de la mémoire historique, aux essais recueillis en 2003 sous le titre : Les idées mènent le Québec – Essais sur une sensibilité historique, que mon collègue Mathieu Bock-Côté avait très bien traité dans les pages de L’Action nationale (Octobre, 2004, p.58-76).


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