Commentant le livre de Jane Jacobs sur la souveraineté du Québec, l'architecte Joseph Baker a écrit dans The Gazette le 22 mars 1980: «Si j'étais René Lévesque, j'achèterais tous les exemplaires du livre de Jane Jacobs et je le distribuerais gratuitement à l'ouest du boulevard Saint-Laurent. Aussi, je le traduirais et je retirerais le livre blanc.» C'était deux mois avant le référendum de 1980.
En quoi la pensée de Jane Jacobs, grande urbaniste décédée en avril 2006, est-elle si originale qu'elle amena cet éminent citoyen originaire de Westmount et futur président de l'Ordre des architectes du Québec à faire une telle proposition? Aussi, sa pensée et son oeuvre sont-elles encore d'actualité en 2006?
Dans The Question Of Separatism - Quebec And The Struggle Over Sovereignty Association, Mme Jacobs affirme que la prospérité et l'essor de Montréal passent nécessairement par la souveraineté du Québec. Sans cette souveraineté politique, Montréal perdrait son rôle de métropole et serait appelé à devenir un satellite de Toronto, son économie étant inféodée à celle d'une «métropole canadienne». Tout le Québec en serait perdant. Montréal jouerait le même rôle par rapport à Toronto que Lyon pour Paris, Glasgow pour Londres, Melbourne pour Sydney, bref, une ville qui reçoit la portion congrue que veut bien lui accorder la grande ville métropolitaine.
Les possibilités de Montréal
Pour être d'actualité, on ne peut pas demander mieux. Il ne passe pas une semaine sans qu'un économiste ou un commentateur s'épanche dans les journaux du Québec sur le triste sort de Montréal, sans pour autant proposer de solutions valables. La faute en incomberait aux groupes populaires, à l'instabilité politique, à notre manque d'audace collectif, à notre fardeau fiscal, et j'en passe.
Pourtant, la plus importante urbaniste du XXe siècle, Jane Jacobs, a écrit dès 1980: «Montréal ne peut se permettre de se comporter comme d'autres villes régionales au Canada sans causer un tort énorme au bien-être de tous les Québécois. Montréal doit devenir un centre économique créateur en soi. Cela veut dire que Montréal doit créer de nouvelles entreprises, dont certaines produiront une vaste gamme de produits, aujourd'hui importés d'autres pays ou d'autres régions du Canada... »
«Or il n'y a probablement aucune chance que cela se produise tant que le Québec demeurera une province du Canada, poursuivait-elle. Les banquiers, politiciens et fonctionnaires canadiens, captifs de l'enchantement de l'exploitation des ressources naturelles, des succursales clés en main et des projets technologiques grandioses, ne pourront pas répondre aux demandes économiques très différentes de Montréal. Les croyances et les pratiques partagées au Canada ne changeront pas seulement parce qu'une ville, Montréal, et une province, le Québec, ont un besoin criant de changement.
«Les Québécois semblent ignorer la nature du problème qui s'annonce et, compte tenu des idées reçues à ce sujet, il est possible qu'ils ne parviennent pas à la saisir. Toutefois, ils s'apercevront d'une chose: tout ne tourne pas rond.
«C'est pour cela que la question de la souveraineté ne s'évaporera pas de sitôt. [...] On peut s'attendre à ce que cette question revienne constamment au cours des prochaines années jusqu'au moment où elle sera réglée, soit lorsque le Canada aura accepté que le Québec devienne souverain ou lorsque les Québécois auront accepté le déclin de Montréal, en s'y résignant et en en acceptant les conséquences.»
La question est bien posée: ou bien le Québec sera souverain, ou bien les Québécois devront se résigner au déclin de Montréal et à toutes les conséquences.
Une logique
Jane Jacobs a écrit cela en 1980 et me l'a répété en entrevue en mai 2005. Certains prétendent qu'en prenant position en faveur de la souveraineté en 1980, Jane Jacobs a fait un petit détour dans un domaine secondaire, s'éloignant, le temps d'un livre, du sujet principal de son oeuvre, les villes et l'économie de celles-ci. (La coterie de flagorneurs de Jane Jacobs, à Toronto, aurait bien voulu qu'il en soit ainsi, et c'est probablement pour cela que le livre sur le Québec est le seul de Jane Jacobs qui n'ait jamais été réédité.) Mais rien n'est moins vrai.
Sa position sur le Québec est en droite ligne avec l'ensemble de son oeuvre, autant par le contenu et le poids des arguments qui s'y trouvent que par sa volonté de déranger le ronron des adeptes de la pensée unique qui, selon elle, peuplent certains milieux médiatiques et universitaires.
Son livre sur le Québec est la suite logique et nécessaire de ses deux livres précédents, Déclin et survie des grandes villes américaines (1961) et The Economy Of Cities (1968). Le premier a révolutionné les études urbaines dans le monde entier. Championne de la mixité urbaine, sociale et économique, non pas par altruisme mais au nom de la vitalité économique, elle y a démontré que la grande majorité des planificateurs urbains méprisaient tout ce qui était urbain, n'affectionnaient que la campagne et les paysages bucoliques qu'ils voulaient recréer en ville et ignoraient totalement les sources de vitalité d'une grande ville. Quarante-cinq ans après sa parution, cet ouvrage mérite encore d'être un livre de chevet de tout urbaniste sérieux.
Elle a approfondi l'étude de l'économie des villes dans son deuxième livre, publié en 1968, en expliquant notamment pourquoi les agglomérations urbaines connaissaient une croissance exponentielle, ce que personne n'avait prévu, et en suggérant des pistes de développement. Elle y prévoyait déjà l'énorme potentiel économique du recyclage des déchets urbains, domaine hélas encore trop peu développé.
Vient ensuite son livre sur le Québec. La radio de CBC lui avait offert la prestigieuse tribune de la série radiophonique intitulée The Massey Lectures. Libre de choisir son sujet, Jane Jacobs a intitulé la série Canadian Cities and Sovereignty-Association, ce qui devait devenir le coeur de son livre sur le Québec.
Sans la recherche et la réflexion sur le cas concret de Montréal (Québec) et de Toronto (Canada), elle n'aurait jamais pu écrire son autre ouvrage phare, Les Villes et la Richesse des nations (1984). Dans ce livre, elle démontre l'effet terrible de démobilisation et de ralentissement économique de villes importantes comme Montréal, qui doivent se plier aux exigences d'une logique «nationale» et d'une métropole dite nationale.
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