Essais québécois

L'État-nation est-il en décomposition ?

Très dense mais toujours clair, le solide essai de Jean-François Lessard nous propose d'examiner l'avenir du fait national à l'heure de la mondialisation

Fête nationale 2007 - « À nous le monde ! »


Quand il m'arrive, comme le dit ironiquement mon jeune frère, de «pencher dangereusement vers le socialisme», c'est-à-dire de défendre bec et ongles le modèle québécois et de souhaiter des hausses d'impôt pour sauver et améliorer les services publics, une petite voix me dit que j'en suis au baroud d'honneur et que, à l'ère de la mondialisation, mes souhaits sont devenus des voeux pieux. L'État-nation, en effet, a-t-il encore les moyens de déterminer les choses dans le sens que je préconise?

Dans un bref essai à la fois savant et lumineux, judicieusement publié en format de poche, le politologue Jean-François Lessard explore cette question en se penchant avec brio sur, selon le titre de son ouvrage, «l'état de la nation». Sous les coups de boutoir de la «globalisation», explique-t-il, l'État est atteint dans ses prérogatives et «la nation subit une périphérisation politique», deux tendances qui remettent en cause la souveraineté de l'État. Cette dernière doit être comprise en deux sens: la souveraineté nationale désigne le fait que le peuple détermine son régime politique et la souveraineté étatique désigne la reconnaissance de l'État par ses pairs sur la scène internationale. Dans les deux cas, on assiste à un ébranlement.
L'explosion des «flux transnationaux financiers et économiques» liés au néolibéralisme met les États en concurrence les uns avec les autres pour attirer les grandes entreprises. Cela a pour effet de réduire leur marge de manoeuvre en matière fiscale, c'est-à-dire d'entraver la gestion nationale des impôts et de la redistribution. Même la monnaie échappe à leur contrôle. Ce phénomène s'accompagne d'une explosion des «flux transnationaux culturels et démographiques» qui oppose une culture mondiale (cinéma, télé, Internet) aux cultures nationales et engendre une hausse de la population immigrante désormais réfractaire à l'assimilation. L'État-nation, donc, est affaibli.
Une des conséquences de ces tendances est justement que l'État «s'éloigne de la nation». Alors qu'il contribuait à la diffusion d'une culture nationale commune par son système d'instruction publique et qu'il se légitimait en se présentant comme au service de cette nation, il n'arrive plus, aujourd'hui, sur le plan économique, à concilier les objectifs nationaux et la réalité mondiale, et il voit la nation se fragmenter sur le plan identitaire. Les immigrants délaissent la citoyenneté nationale pour s'inscrire dans des réseaux transnationaux (la technologie permet les contacts avec leurs lieux d'origine) et, en retour, des particularismes réactionnaires «internes aux nations» se développent.
De plus, l'État participe à certaines discussions au niveau supranational (réfugiés, armement, finances internationales) sans consulter la nation, et son retrait relatif de la protection sociale l'éloigne des citoyens, qui répondent par une désaffection envers la politique. Et l'État et la nation, donc, subissent actuellement une perte de souveraineté. Ils sont même concurrencés, ajoute Lessard, par «un nouvel imaginaire» qui en appelle à transcender le cadre national en plusieurs matières (environnement, lutte contre le terrorisme, nouvelles technologies) et à faire jouer les droits de la personne contre certaines législations nationales.
L'avenir de l'action politique
Le principe de l'action politique, dans ces conditions, ne peut se penser comme hier. Le fait national, explique Lessard, comportait cinq avantages: un sentiment unificateur, la possibilité de participer à la sphère politique, le sens de l'identité collective, l'attachement à un idéal national et la préservation de la diversité culturelle. C'est cela qui recule dans le monde actuel, ébranlant ainsi le goût de l'action politique. À la belle époque des nations, pourrait-on dire sans oublier les ratés de cette ère, «si l'on voulait du changement, on s'adressait aux instances nationales appropriées». Les lieux de pouvoir, depuis, se sont multipliés. Les revendications aussi, d'ailleurs, sous l'effet de la fragmentation identitaire.
Assiste-t-on alors au développement «d'une société-monde» qui viendrait remplacer le temps des nations? En partie, répond Lessard. Le monde, il est vrai, s'homogénéise sous l'effet d'une culture mondiale et industrielle dont les codes sont américains. Les «non-lieux», constate Lessard en reprenant le terme de Marc Augé, se multiplient. Il s'agit de ces espaces sans signification identitaire comme les grands hôtels de luxe, les stations balnéaires et les aéroports. Les cultures nationales, pour autant, n'ont pas disparu et les clivages ethniques réapparaissent. «On peut donc penser, écrit le politologue, que les cultures nationales et les grandes dynamiques culturelles mondiales se mélangeront pour donner de nouvelles cultures hybrides.» Pour le meilleur ou pour le pire? C'est à voir.
À ce jour, la nation fut «le meilleur moyen d'expression politique trouvé». Comment réagir à son ébranlement actuel? «Comment pourrons-nous, demande Lessard, assurer une certaine forme de vivre ensemble? Si le lien politique connaît un processus d'éclatement, qu'adviendra-t-il de la notion de solidarité?» Certains penseurs ont proposé une «démocratie cosmopolite» à multiples niveaux. Lessard rejette cette proposition. «L'individu, écrit-il, n'est pas exclusivement un animal politique, il est également un être privé.» La politique «n'est qu'un des intérêts de l'homme moderne». Multiplier les lieux du politique, en ce sens, relève de l'illusion. Il suggère plutôt, en toute sagesse, «l'approfondissement des communautés politiques déjà existantes qui aura pour avantage de relever le défi de l'altérité en considérant les communautés nationales comme encore et toujours des lieux forts de cohésion dans un monde marqué par une polyphonie grandissante». La nation est ébranlée, mais elle demeure, dans la tempête, le meilleur socle du politique, lieu d'épanouissement de la «pluralité humaine».
Très dense mais toujours clair, le solide essai de Jean-François Lessard rappelle, par ses qualités stylistiques et interprétatives, la pénétrante réflexion que nous offrait le sociologue Jacques Beauchemin, il y a presque trois ans, dans La Société des identités (Athéna, 2004). Des lectures exigeantes, certes, mais très éclairantes.
louisco@sympatico.ca
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L'ÉTAT DE LA NATION
Jean-François Lessard
Liber
Montréal, 2007, 128 pages


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