L'écran identitaire

Comment le cinéma québécois témoigne-t-il de la mutation sociale en cours? Et par quel bout s'est infiltrée la perspective adéquiste?

17. Actualité archives 2007

Si Mon oncle Antoine ou Les Ordres représentent les années 1970, si Le Déclin de l'empire américain symbolise la décennie suivante, postréférendaire et cynique à souhait, quel film pourrait bien résumer le Québec d'aujourd'hui? Quel long métrage témoigne de la mutation idéologique et sociale en cours? Bref, sur quels écrans se projette la perspective adéquiste?
Christian Poirier, politologue spécialiste de la question identitaire au cinéma, ne tombe pas dans ces questions en forme de piège. Malin, le prof Poirier. Après avoir introduit un tas de nuances, il accepte cependant de souligner que le documentaire [L'Illusion tranquille->3684] de Joanne Marcotte traduit un certain état d'esprit et un évident esprit du temps, mais sans chercher à en faire un film de chevet sur la bébelle province, jouet de vieilles querelles et de nouvelles rixes. Le pamphlet pelliculaire de droite sur l'échec du «modèle québécois», doublé d'une charge contre la vieille gauche sirop d'érable «syndicalo-étatiste», était rediffusé hier soir sur le réseau Canal D.
«L'Illusion tranquille, c'est la vision de l'ADQ et celle du manifeste des lucides, c'est la proposition de revoir le rôle de l'État et de faire une place au privé un peu partout, résume le professeur associé de l'Université Laval, interviewé peu après les élections-chocs du 26 avril. Ces idées se retrouvent rarement sur les écrans parce que le cinéma québécois est généralement de gauche. D'ailleurs, il me semble surtout important de souligner ici la volonté de remettre la question gauche/droite au centre des débats. Cet axe redevient important avec l'arrivée de Québec solidaire et la montée en flèche de l'ADQ. Surtout, cet axe entre en concurrence avec celui de la nation, qui va donc devoir faire de la place.»
L'inégalitaire contre l'identitaire, donc. La nation fout le camp des écrans après avoir constitué le fond de commerce de tous les tourneurs de manivelles, ou presque. Dans leur portrait du Québec avec 141 intellos ([La culture québécoise est-elle en crise?->4049]), Gérard Bouchard et Alain Roy ont aussi observé la déliquescence du concept de la nation, cet archémythe, cette maman de tous les cadres conceptuels de référence.
«Le projet national a longtemps organisé l'identité, souvent couplé à un rêve socialiste ou progressiste, poursuit M. Poirier. Il y avait d'autres préoccupations dans les films, les rapports hommes-femmes par exemple, mais la nation demeurait centrale. Après les deux référendums, les thèmes sont devenus plus individualistes. La nation n'a pas disparu, cependant. Je ne crois pas à cette idée de l'entrée dans le postnational. La nation va demeurer un horizon majeur, culturellement parlant. Elle peut même surgir de manière anecdotique à la limite, comme dans Les Boys II quand un des personnages explique la fédération canadienne à un Français.»
Christian Poirier a travaillé pendant cinq ans pour décortiquer un corpus de 181 oeuvres québécoises couvrant le XXe siècle. L'enquête doctorale pionnière a donné lieu à la publication de deux gros volumes sur l'imaginaire filmique et les politiques cinématographiques. En s'appuyant sur les thèses de Paul Ricoeur et de Fernand Dumont, il a finalement proposé un «cheminement interprétatif» de l'identité au sens large, englobant les représentations de la nation, du rapport à l'autre, comme des orientations sexuelles ou des affinités culturelles. «Je me suis intéressé aux expressions de la question identitaire dans les films d'ici. Et l'identité ne se résume pas à la nation. Si je m'étais cantonné à la question nationale, j'aurais grandement faussé le portrait, surtout dans les dernières années.»
L'artiste est sinon une lunette d'approche du futur immédiat ou un avant-courrier des mutations à venir, du moins une éponge de son temps. Et le grand artiste n'est pas de son époque: il la concentre au pur jus. Le film C.R.A.Z.Y. témoigne parfaitement de la mutation. Tout en traversant les années 1960 et 1970, cette oeuvre s'interroge plutôt sur les rapports familiaux et l'identité sexuelle. Mieux (ou pis): le collectif ne s'y retrouve pas. Horloge biologique se concentre sur «l'adulescent», l'éternel ado. La Grande Séduction parle des régions.
Au total, pour faire court, l'analyse pointe vers deux grands axes de structuration des productions cinématographiques d'ici: d'un côté, un récit hégémonique du manque, du vide, une fable tragique de l'empêchement d'être; de l'autre côté, un récit de la pluralité, de l'ambivalence assumée positivement, le conte de l'enchantement de l'être. Bref, le grand écran québécois oscille comme un pendule, des supplices aux délices, de la souffrance au bonheur.
«Ces deux récits se répondent, précise le chercheur. Les cinéastes ne campent pas nécessairement dans un camp et passent même de l'un à l'autre, comme Charles Binamé, très sombre dans Eldorado, puis très lumineux dans Maurice Richard, un film sur l'accomplissement de soi et de tous.»
Justement, n'est-ce pas étonnant de constater que certains grands succès récents, comme Aurore, Un homme et son péché et Le Survenant, reprennent les premières percées cinématographiques des bonnes vieilles années duplessistes? Marx parlerait de survivance des schèmes, par-delà les révolutions, réelles ou fantasmées. On pourrait aussi souligner la présence réconfortante et positive des régions dans La Neuvaine et d'autres films de Bernard Émond.
«Sur nos écrans, il y a souvent l'idée d'un destin avorté par la Conquête, toujours en attente de quelque chose, dit finalement le spécialiste du cinéma et du politique. Le film Nouvelle-France l'illustre très bien. La communauté implose, les individus s'exilent, se suicident. Les Québécois aiment ce type de récit où se rejoue la tragédie collective. Seulement, je le répète: nous sommes à un nouveau tournant. La société québécoise a amorcé de nouveaux bilans et remet en question des fondements importants de la Révolution tranquille. L'autonomisme de Mario Dumont remonte au XIXe siècle et a été incarné de manière importante par Duplessis. Il faudra donc en tenir compte maintenant, au cinéma et ailleurs, comme il faudra refaire une place à l'opposition gauche/droite et à bien d'autres questions identitaires.»


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