Coalition pour l'avenir du Québec

L'échec assuré pour ce modèle de gouvernance

CAQ - Coalition pour l’avenir du Québec


Le programme de gouvernement que la Coalition pour l'avenir du Québec (CAQ) est en train d'élaborer peut sembler, à première vue, suffisamment nouveau pour attirer l'attention, sinon l'adhésion, d'un bon nombre de citoyens. Il repose pourtant sur un modèle de gouvernance qui est déjà dépassé et qui ne fera aucunement avancer le Québec.
Ce modèle est basé sur l'atteinte d'objectifs mesurables annuellement ou infra-annuellement pour les services gouvernementaux. Il postule, en particulier dans ceux qui relèvent de l'éducation et de la santé, qu'en récompensant financièrement les enseignants et les médecins (et, je suppose, les infirmières) qui atteignent ces objectifs et en jugeant les autres, il pourra rendre plus efficiente, sinon plus efficace, la machine gouvernementale qui semble tourner à vide avec le gouvernement actuel, comme le démontre à nouveau le dernier rapport de l'Association médicale canadienne (AMC) sur l'accès aux soins, qui situe le Québec au dernier rang des provinces.
En d'autres termes, pour améliorer la performance dans les écoles, il suffira de donner une prime aux professeurs qui atteindront leurs cibles. De même, si les revenus des médecins sont liés au nombre de patients rencontrés, lesdits médecins devraient en voir davantage, ce qui diminuerait ainsi les temps d'attente et multiplierait le nombre de citoyens ayant un médecin de famille.
Modèle Burnham
Or ce modèle représente tout simplement l'application, avec quelques aménagements, de la direction par objectifs de Burnham, qui a été développée dans l'entre-deux-guerres pour les grandes entreprises. Il requiert que les objectifs généraux, déterminés par la direction à partir d'une analyse stratégique de l'environnement concurrentiel et de la compétitivité de l'organisation, soient divisés en tranches pour chaque service, chaque équipe, sinon chaque employé.
Il présume que l'environnement est largement prévisible et analysable. Il comprend aussi le recours à des méthodes pour stimuler les troupes. Ces dernières sont évaluables quantitativement, comme lorsqu'il s'agit de viser un nombre de produits par heure et par employé ou l'atteinte d'une croissance mensuelle des ventes pour le personnel de commercialisation, avec des primes individuelles ou par équipe. Enfin, chaque équipe est sous la gouverne d'un cadre, lui-même lié à un cadre supérieur, jusqu'à la direction qui prépare les plans et vérifie régulièrement leur application.
Ce modèle de gouvernance repose sur une rationalité procédurale: pour chaque problème, il existe une personne ayant pour tâche de le résoudre en appliquant des techniques de décision fondées sur une procédure analytique qui conduit à la meilleure solution. Ces techniques mobilisent des compétences, des ressources et des outils mis à la disposition des cellules de l'organisation. Ce qui permet d'atteindre l'efficacité (l'accomplissement des objectifs), voire l'efficience (le meilleur rapport entre les résultats obtenus et les moyens mis en oeuvre pour y parvenir).
Cette gouvernance est finalement une autre façon d'appliquer le principe de la carotte et du bâton, la carotte étant les «récompenses» et le bâton étant des bons ou des mauvais points justifiant ou non les primes ou même menant au licenciement.
Illusion managériale
Déjà, on sait que ce modèle est inopérant même dans le secteur privé quand la production requiert l'intelligence du personnel, comme dans les entreprises technologiques. Mais il ne fonctionne pas mieux dans celles qui ont compris que, pour soutenir la concurrence internationale, il faut se distinguer en innovant systématiquement pour tous les éléments de la chaîne de valeurs, innovation qui ne peut venir que de la participation du personnel. Ce qui suppose un échange systématique d'information, une formation régulière et une reconnaissance aussi organisationnelle, en particulier par le recours à leur savoir et à leur sens de l'initiative.
Mais les limites de cette doxa managériale sont encore plus fortes dans les services publics, où son application, pourtant en vigueur un peu partout et poussée encore plus par le programme de Legault et Sirois, relève d'une illusion managériale, puisque la mesure de performance ne peut être que qualitative et évaluée à long terme. Elle requiert la participation majeure des professeurs, des médecins et des infirmières dans leurs relations avec chaque élève ou patient pour en comprendre les besoins nécessairement spécifiques.
Ces derniers requièrent une attention perspicace évoluant avec chaque élève ou chaque patient selon leur progrès. Cette participation nécessite aussi des directives qui doivent être vues comme légitimes et cohérentes par rapport aux valeurs propres de leur communauté d'appartenance (les collègues de travail, les syndicats de professeurs, l'Ordre des infirmières, le Collège des médecins, etc.), mais aussi aux valeurs identitaires de nature idéologique concernant le bien, le juste, l'équitable. Ces dernières supposent des questions, par exemple, sur le nombre maximal d'élèves avec un handicap dans une classe «normale» pour que celle-ci continue à fonctionner, ou sur l'ampleur avec laquelle on doit continuer à intervenir auprès des patients très âgés et en mauvaise santé.
Degré de satisfaction
La qualité de la relation entre un professeur et ses élèves ou entre un médecin, une infirmière et leurs patients ne peut être ainsi mesurée qu'avec le temps: par exemple, l'élève a-t-il suffisamment progressé pour être capable de franchir une nouvelle étape? Les changements dans le mode de vie du patient permettent-ils de maximiser les traitements recommandés? Cette qualité requiert un calcul non pas d'efficience ou d'efficacité, mais d'effectivité, soit le degré de satisfaction non seulement des élèves ou des patients, mais aussi du personnel de l'organisation en fonction des résultats en bonne partie subjectifs atteints, satisfaction permettant d'augmenter l'attention envers ceux-là.
Cette effectivité doit être aussi saisie au plan collectif, à partir du «climat» de travail et de la «culture organisationnelle» favorisant la participation. En d'autres mots, la mesure d'effectivité du professeur ne peut être faite sans tenir compte de la disponibilité temporelle, du nombre et du type d'élèves, des ressources fournies par la commission scolaire, de la participation des parents...
Il en est de même pour les médecins où, comme le dit le Dr Trudeau, de l'AMC, «plus on passe du temps avec la personne, plus elle s'approprie les soins. Elle devient alors un partenaire... et requiert moins de soins de santé par la suite». Rappelons que ce modèle de décentralisation et de responsabilité existait dans les années 1970-80, avant l'implantation du modèle de gouvernance technocratique et centralisée que la CAQ veut accentuer.
Ajoutons que, même dans le secteur privé, la direction finit par comprendre qu'elle doit tenir compte des contre-pouvoirs qui se manifestent sous la forme de résistances, de refus, d'un roulement du personnel, de malfaçons et même de suicides en série, comme on le voit chez France Telecom.
Empirer les choses
La gouvernance de Legault et Sirois, si elle peut s'appliquer dans une compagnie aérienne ou dans une firme d'investissement (et encore, quand on connaît la médiocrité du service chez la plupart des firmes aériennes ou quand on comprend que les entreprises financières sont les premières responsables de la récession de 2008...), ne peut qu'empirer les choses au plan des services publics, comme on le voit avec le gouvernement Charest, qui vient encore d'augmenter la rémunération des médecins spécialistes et des généralistes sans que la population en connaisse le niveau et en sente les effets positifs.
Et c'est encore plus vrai avec la rémunération complémentaire scandaleuse de 60 000 $ par année qui est accordée aux médecins généralistes pour prétendument surveiller le travail de ce qu'on appelle les superinfirmières payées aussi 60 000 $, et qui n'aura aucun effet sur notre santé. Rappelons aussi que l'exemple du modèle français en santé — qui, malgré ses limites, est considéré comme l'un des meilleurs au monde — repose avant tout sur le fait que la majorité des médecins sont salariés et donc peuvent prendre le temps d'écouter les patients, de discuter des modes de vie et d'offrir des traitements qui ne se limitent pas aux médicaments.
Bref, cette gouvernance annoncée par la CAQ ne peut qu'empirer les choses en éducation et en santé, et probablement dans les autres services publics.
***
Pierre-André Julien, économiste à l'Institut de recherche sur les PME de l'UQTR


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->