Ces chiffres qui vous mentent en pleine face...

L’autre grosse arnaque

Sortir du piège infernal de l’ignorance et de la peur

Chronique de Richard Le Hir


Depuis quelques mois, on assiste à une opération de conditionnement de l’opinion dont l’ampleur rappelle celle des campagnes référendaires de 1980 et 1995. Ayant vécu de très près celle de 1995, je me considère assez bien placé pour en parler. À titre de ministre délégué à la restructuration et responsable des fameuses études, j’ai eu à subir pendant un an le feu roulant quotidien de la propagande fédéraliste qui ne reculait devant rien pour ébranler l’opinion dans le sens de ses intérêts.
Contrairement à une idée d’autant plus répandue que les fédéralistes ont tout fait pour l’accréditer, nous avions fort peu de moyens pour faire face. Les 2,5 millions $ consacrés aux études ne sont rien à côté de ce que l’autre camp a dépensé. Qui plus est, à cause de leur contrôle sur l’information, les fédéralistes n’avaient souvent même pas à dépenser de l’argent, il leur suffisait d’orienter le contenu des organes d’information qu’ils contrôlaient. L’encadrement des dépenses à l’occasion d’une campagne référendaire est une grande illusion.
Mais là n’est pas la question. Ce dont il s’agit ici, c’est de cette tentative bien orchestrée pour nous faire croire que le Québec est dans la misère et qu’il figure parmi les plus endettés des pays industrialisés.
Comprenons-nous bien. La situation financière du Québec n’est pas rose, et un coup de barre s’impose incontestablement. Mais ce coup de barre, il s’impose à tous les pays qui ont été ébranlés par cette crise financière que nous n’avons d’ailleurs pas fini de traverser, au premier rang desquels figurent les États-Unis, et relativement parlant, la situation du Québec se situe dans la bonne moyenne. Il n’y a donc pas de quoi s’alarmer, sauf pour comprendre qu’une fois de plus, des efforts concertés sont à l’oeuvre pour faire croire aux Québécois qu’ils n’échapperont aux foudres de Wall Street et de ses agences de crédit qu’en restant bien sagement à l’intérieur du Canada.
Je m’en voudrais de ne pas étayer ce propos par quelques éléments de preuve.
D’abord, à tout seigneur tout honneur. À la mi-février, l’ancien premier ministre Lucien Bouchard, dans une sortie savamment calculée pour ébranler l’opinion, est venu rappeler l’humiliation qu’il avait ressentie lorsqu’il s’était présenté à New York aux bureaux de l’agence de notation Standard & Poor’s pour plaider la cause du Québec à la veille d’une décote annoncée. À l’en croire, cette expérience l’avait convaincu de remettre les finances du Québec en ordre et nous avait valu un des programmes d’austérité les plus mal ficelés que nous ayons jamais connus, avec la complicité réticente des syndicats qui avaient été bluffés par Bouchard.
Les Québécois connaissent Lucien Bouchard, ou à tout le moins croient le connaître (c’est ce qui m’a d’ailleurs amené à posé la question, dans un article précédent, ‘pour qui roule Lucien Bouchard http://www.vigile.net/Les-coins-ronds-de-Lucien-Bouchard ), mais ils connaissent bien peu Wall Street. C’est parce que, pour la très grande majorité, ils ignorent tout du monde de la haute finance. À l’occasion, ils entendent bien parler d’un grand scandale quelconque, mais ça leur fait le même effet qu’un tremblement de terre en Haïti ou au Chili. On s’émeut quelques jours sur les victimes et les décombres, et on passe à autre chose.
Ce qu’il faut savoir de la haute finance, c’est que tout s’achète et tout se vend, y compris les cotes de crédit. Vous en doutez ? Au cours des dernières années seulement, les agences de notation de crédit ont été sévèrement épinglées par la Securities and Exchange Commission (SEC), l’équivalent américain de notre Autorité des marchés financiers (AMF), pour leur complaisance. D’abord dans l’affaire Enron, puis lors de la grande débâcle de 2008 qui a failli emporter avec elle tout le système financier international. Elles auraient systématiquement sous-estimé le risque financier posé par plusieurs grandes institutions bancaires prestigieuses. Contre des commissions secrètes, bien évidemment.
Mais, les autorités américaines sont prises entre deux feux. D’abord la SEC, longtemps contrôlée par les Républicains, est accusée d’avoir volontairement fermé les yeux sur certaines « indiscrétions » commises par les amis du régime, et des enquêtes sont présentement en cours qui pourraient révéler plein de choses désagréables, ce qui aurait pour miner encore davantage la confiance dont les États-Unis ont justement besoin pour redresser leur économie. Ensuite, les agences de notation sont un des piliers du système mis en place par les États-Unis pour assurer leur hégémonie sur la finance internationale. Comme on dit là-bas, « You don’t want to upset the apple cart if you’re going to eat the apples ».
Il faut donc comprendre que si l’on peut acheter la complaisance des agences de crédit, on doit aussi pouvoir acheter leur sévérité. Il suffit d’avoir des bonnes entrées, d’avoir des intérêts communs, et hop ! , on vous organise une belle mise en scène pour manipuler des investisseurs, ou une opinion publique qui n’y verra que du feu. En ce moment, ce sont les pays européens qui passent à la casserole, à commencer par la Grèce. Et on vient d’apprendre le rôle qu’ont joué certaines grandes banques américaines dans l’endettement caché de ce pays. L’intervention des agences de crédit forcera ensuite la mise en place de programmes d’austérités dont les créanciers seront les premiers bénéficiaires. Merci pour votre beau programme ! Comme quoi il faut toujours chercher à savoir à qui profite le crime.
Il faut donc savoir prendre ce que dit Wall Street avec un gros grain de sel, et surtout ne pas se laisser impressionner. Il y aura toujours des personnes intéressées à ce que les Québécois se sentent affaiblis. Ne leur facilitons pas la tâche en nous écrasant au premier roulement de tambour.

Cet affaiblissement dont on cherche à nous convaincre repose entièrement sur l’utilisation des chiffres. On est porté, à priori, à faire confiance à l’apparente objectivité des chiffres. Ce sentiment est véhiculé par le dicton populaire selon lequel « les chiffres ne mentent pas ». Rien n’est plus faux, les chiffres vous mentent en pleine face, à coeur de jour.
Au sujet de la situation financière du Québec dont on parle tant ces jours-ci pour conditionner les esprits, en voici la preuve. Au cours des deux dernières semaines, deux articles sont parus, l’un dans La Presse et l’autre sur un site Internet.
Prenons d’abord La Presse du 27 février : http://lapresseaffaires.cyberpresse.ca/economie/quebec/201002/26/01-4255828-dette-le-quebec-au-5e-rang-dans-le-monde-industrialise.php
« Les Québécois se doutaient bien qu'ils étaient endettés, mais une étude vient maintenant démontrer à quel point. Tout pris en compte, le Québec est la cinquième nation la plus endettée dans le monde industrialisé, selon une analyse du ministère des Finances du Québec.
Le document de 44 pages du ministère, passé inaperçu la semaine dernière, fait une analyse pointue de l'endettement public des Québécois. On y explique les divers concepts de mesure de la dette, nommément la dette brute, la dette nette ou la dette représentant les déficits cumulés.
Le ministère compare ensuite l'endettement du Québec à celui des neuf autres provinces et, enfin, à celui des grands pays industrialisés, regroupés sous l'Organisme de coopération et de développement économique (OCDE).
En calquant la méthode de calcul de l'OCDE, le ministère estime que la dette publique des Québécois correspond à 94% du Produit intérieur brut du Québec (PIB). Le PIB est la mesure de l'ensemble des biens et services produits durant une année.
Le Québec est devancé de quelques points de pourcentage par deux pays en difficulté, soit la Grèce (102,6%) et l'Islande (96,3%). Il est plus endetté que la France (75,7%), le Portugal (75,2%), les États-Unis (70%), la Suède (47,1%) ou le Canada pris dans son ensemble (69,7%).
Pour se conformer à la méthode de l'OCDE, le ministère a essentiellement ajouté à la dette brute du Québec la dette des municipalités et des réseaux de la santé et de l'Éducation. Grosso modo, la dette brute comprend les déficits cumulés, mais aussi les avances de fonds aux sociétés d'État et à Hydro-Québec et les investissements dans les routes et les immobilisations. Cette dette pour les fins de la comparaison avec l'OCDE totalisait 162,7 milliards au 31 mars 2009.
Le ministère a ajouté à ce montant la part du Québec de la dette du gouvernement fédéral, soit 122,9 milliards, calculé au pro rata de la population (23,3%). L'endettement public total des Québécois est donc de 285,6 milliards, soit 94% de notre PIB, selon le ministère. »
De quoi donner froid dans le dos, croyez-vous ?
Prenons maintenant cet article de Yan Barcelo, chroniqueur économique d’un bon calibre, diffusé sur le site « Les 7 du Québec » : http://les7duquebec.wordpress.com/2010/02/28/fragile-planete-financiere-2/
« ... voyons un peu la géographie d’endettement dans laquelle circulent tous ces actifs de la finance virtuelle. On nous parle de pays où le taux d’endettement est immense, par exemple en Italie, où la dette du gouvernement s’élève à 115 % du PIB. Mais ces chiffres « officiels » qu’on nous lance à la figure sont passablement aseptisés. Car le vrai niveau de la dette en Italie n’accapare pas 115 % du PIB de ce pays, mais bien plutôt 364%, comme le révèle une étude de 2009 du National Policy for Financial Analysis, à Washington (http://www.ncpa.org/pdfs/st319.pdf).
Ce que les chiffres habituels négligent d’indiquer c’est tout l’endettement dénué de provisions que représentent en Italie les fonds de pension, les systèmes de santé et quoi encore. C’est ainsi qu’en Allemagne, l’endettement total atteint 418% du PIB, en France, 549 %, en Grèce, 875 %, en Pologne, 1500 %! Aux États-Unis, l’endettement total, tel que le calcule la firme de Toronto Sprott Asset Management, s’élève à 110 trillions $ US, soit environ 730 % du PIB. Quel sera le prochain pays à ne pas pouvoir honorer la part de ses dettes venant à échéance à court terme ? »
À raison, vous allez me souligner que le deuxième n’évoque absolument pas le cas du Québec et qu’aucune comparaison n’est donc possible. Mais la question n’est pas là, et souvent la réponse se trouve ailleurs qu’on pense. Regardez les différences dans les chiffres d’un même pays dans les deux articles. Dans le cas des États-Unis, l’article paru dans La Presse évoque un endettement total de 70 %, et ce chiffre est de 730 % dans l’article paru sur Internet.
Ce ne sont pas de menues différences ! Ce que ces écarts permettent de comprendre, c’est que tout dépend de la méthode retenue pour effectuer le calcul, des biais personnels, professionnels ou politiques de celui qui effectue le calcul ou qui commandite l’étude, et de ce que les chiffres englobent ou n’englobent pas, etc. Et il n’y a qu’à penser aux chicanes dont nous sommes témoins chaque année entre le ministre des Finances et le Vérificateur-général pour comprendre combien il est facile de s’empêtrer dans les chiffres, et combien il est difficile de s’y fier.
Si vous rajoutez à cela les différences dans les méthodes employées selon que vous vous adressez à un comptable, un économiste, ou un actuaire, tous compétents à analyser une situation financière, vous voilà complètement étourdis.
En effet, demandez à un comptable combien font 2 + 2, et il vous répondra peut-être 4 après avoir bien vérifié si le premier et le deuxième 2 sont bien tous les deux des 2. Puis il vous pondra quatre pages de notes pour vous dire qu’il ne s’agit que d’une opinion, et que de, de toute façon, elle est assortie de toutes sortes de réserves.
Posez la même question à un économiste, et celui-ci vous répondra que ça dépend de la conjoncture. Puis il vous établira trois scénarios, un faible, un moyen, et un fort, tous influencés par ses biais idéologiques personnels ou les vôtres si vous êtes le client, ou de ceux de vos adversaires, pour vous faire comprendre que la réponse pourrait être 2, 5, ou 9, selon les circonstances, y compris les aléas de la météo !
Quant à l’actuaire, une blague circule dans les milieux de la profession à l’effet que l’actuaire va se retourner vers vous et vous demander « Combien voulez-vous que ça fasse ? ».
On voit donc tout le potentiel de manipulation auquel se prêtent les chiffres et il faut se souvenir que les chiffres ne sont jamais innocents. On vous soumet des chiffres ? Ayez à l’esprit cette mise en garde héritée de l’Antiquité classique « Timeo danaos et dona ferentes » qui se traduit approximativement comme ceci : « Je dois redouter les étrangers et les cadeaux qu’ils m’offrent ». N’importe quel enfant de quatre ans sait ça. Mais quand le bonbon nous est offert par La Presse, notre propre gouvernement ou un lobby quelconque, on le mord à pleines dents. Allez-donc y comprendre quelque chose...
Nous ne devrions pas avoir besoin de « Mononc’Paul » de « Mononc’ Lucien » ou d’un « Bonhomme 7 heures » de Wall Street, faux comme un billet de trois dollars, pour savoir que nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens depuis longtemps, que sous sommes en train d’hypothéquer l’avenir de nos enfants, et qu’au demeurant nous avons salopé l’environnement dans lequel ils vont vivre, déréglé le climat de la planète, et compromis l’avenir de l’humanité. Tout le reste n’est que petit détail. J’en ai honte pour moi, pour ma génération, pour la classe politique dont j’ai fait partie, pour mon pays - ceux que j’ai et celui que je n’ai pas - et je sens qu’il me reste beaucoup moins de temps que j’en avais devant moi à 20 ans pour tenter de réparer les dégâts.
Je sais que la tâche est trop lourde pour un seul homme, que seule une approche collective est à même de donner des résultats, mais que nos intérêts, nos visions, et nos passions individuelles nous divisent. J’espère seulement que dans un sursaut de dignité, de courage, et de responsabilité, nous comprendrons que le moment est venu d’agir. Ce dont je suis convaincu, c’est que notre avenir n’est pas dans les sables bitumineux ni dans les magouilles financières, et je m’inquiète de voir la place qu’ils prennent dans notre horizon.
Richard Le Hir
Ce texte est dédié à ma fille Pascale, 28 ans, qui l’autre jour m’a fait parvenir le courriel suivant après avoir lu l’article de La Presse :
Ish !
Un nouveau sujet de texte ? Ça fait peur en titi !


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé