L’abandon de la Nouvelle-France contre des îles tropicales : une stratégie de puissance imaginée par le duc de Choiseul

Tribune libre

Contrairement aux idées reçues, la Nouvelle-France n’a pas été vaincue militairement par l’Angleterre. En effet, c’est la monarchie française qui décide d’abandonner ses possessions nord-américaines à l’issue d’une série de négociations avec la monarchie britannique. Ainsi, après la bataille de Québec du 13 septembre 1759, gagnée par les Britanniques, il y eu la bataille de Sainte-Foy, remportée par les «Canadiens»l e 28 avril 1760. C’est dans ce contexte, que s’ouvre des négociations entre les deux pays car le sort de la colonie française n’est pas tranché par les armes.

Animés par une logique mercantiliste, les deux monarchies négocient âprement une sortie de la guerre de Sept ans qui servent leurs propres intérêts. Ils ne se préoccupent pas le moins du monde des populations canadiennes francophones et amérindiennes vivant en Nouvelle-France car, au XVIIIe siècle, les territoires colonisés et les habitants qui y sont implantés font l’objet de transactions similaires à celles menées pour le simple bétail. Il faut rappeler que le droit de la guerre, les droits de l’homme ou encore le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont totalement inconnus à cette époque.

Le Duc de Choiseul arrive au pouvoir en France pratiquement à la fin de la guerre de Sept ans. Ainsi, il est nommé par Louis XV au poste de secrétaire d’État aux Affaires étrangères de 1758 à 1761. Son habileté à restaurer l’autorité royale lui permet de récupérer un autre portefeuille complémentaire. Ainsi, il devient secrétaire d’État à la guerre et à la marine en 1761. Choiseul occupe une place centrale dans le processus décisionnel de la monarchie française. En effet, il est le conseiller direct de Louis XV pour la conduite des affaires diplomatiques et militaires du pays. C’est lui qui détermine la politique étrangère de la France et c’est le roi qui l’avalise.

Le duc doit faire face à plusieurs paramètres qui limitent sa liberté de manœuvre dans le conflit franco-britannique. Premièrement, depuis 1759, la France ne dispose plus d’une marine de guerre capable de lui permettre de continuer à affronter l’Angleterre pour soutenir son empire nord-américain. Deuxièmement, la monarchie britannique prend le contrôle des îles tropicales françaises qui s’avèrent beaucoup plus profitables que la Nouvelle-France : Guadeloupe (mai 1759), Dominique (juin 1761) ou encore Martinique (février 1762). Troisièmement, malgré sa volonté d’en découdre avec l’ennemi britannique, la monarchie française est criblée de dettes. Ainsi, dès 1757, le roi cesse de solder avec de l’argent ses militaires stationnés en Amérique du Nord pour recourir à de la monnaie papier. Quatrièmement, Choiseul sait que Louis XV accepte mal la capitulation du gouverneur Vaudreuil en Nouvelle-France et veut sa revanche militaire sur l’Angleterre.

Le duc met en place une première stratégie visant à récupérer la Nouvelle-France en procédant à un échange de territoire avec l’Angleterre. Ainsi, en mai 1761, il envoie François de Bussy à Londres afin de proposer le retour de la Nouvelle-France dans le giron de la monarchie française contre la restitution du Hanovre, capturé par les Français. Toutefois, le Premier ministre britannique Pitt sait qu’il a l’avantage militaire et rejette la proposition française le 24 juillet 1761. Face à cette impasse des négociations, la monarchie française cherche à s’allier avec d’autres Etats européens pour combattre l’Angleterre. Ainsi, en août 1761, Choiseul parvient à convaincre le roi d’Espagne de s’allier au roi de France. Pendant que l’Angleterre combat l’Espagne, la monarchie française parvient à envoyer des troupes en Amérique du Nord. Ainsi, à l’été 1762, l’armée française reprend possession de Terre-Neuve. Cependant, la France ne tient pas les océans et ses moyens financiers sont trop limités pour poursuivre dans la durée un nouveau combat contre les Britanniques. C’est pourquoi, les troupes françaises finissent par céder. Ainsi, en septembre 1762, les Anglais reprennent le contrôle de Terre-Neuve.

C’est à partir de cette période que le duc de Choiseul change de stratégie. En effet, il imagine une nouvelle solution fondée sur l’abandon des immenses territoires de la Nouvelle-France pour négocier la récupération des petites îles tropicales. Ce calcul peut paraître a priori très étonnant, voire totalement absurde. Cependant, en approfondissant l’analyse, ce choix relève d’une doctrine révolutionnaire pour la France. En effet, Choiseul suggère à Louis XV un nouveau concept de projection de puissance à travers le monde. Il fonde son idée sur le constat que la monarchie française a perdu sa liberté manœuvre face à l’Angleterre car celle-ci dispose d’une maîtrise totale des océans. Pour retrouver sa liberté d’action sur les mers, la France doit posséder des bases logistiques partout sur la planète qui permette à ses navires de se protéger et d’assurer le soutien des forces projetées à plusieurs milliers de kilomètres de la métropole.

La logistique est un élément déterminant de la conduite d’un conflit armé. Sans elle, une force ne peut soutenir un effort de guerre dans la durée car elle a besoin en permanence d’hommes, d’armes, de munitions, de nourriture ou encore de soins pour ses blessés. Dans cette nouvelle perspective, pour être en mesure d’envoyer des troupes où elle le souhaite, la France n’a aucun intérêt à concentrer ses possessions en Amérique du Nord. Au contraire, il est bien plus rentable pour elle de disposer de minuscules ports, bien défendus, partout sur la planète. De ce fait, contrairement aux idées reçus chez les Québécois, Louis XV ne choisit pas d’abandonner les fourrures de Nouvelle-France contre le sucre des îles tropicales ! En effet, ces deux productions sont très profitables pour la France car elles représentent des produits de luxe en Europe au XVIIIe siècle.

C’est une vision géostratégique, proposée par Choiseul, qui préside au choix final du roi.
Pour satisfaire le désir de vengeance de la monarchie française, le duc met en œuvre une politique destinée à reconstruire la puissance de la France. Il suggère à Louis XV de scinder en deux la Nouvelle-France pour éviter que l’Angleterre ne s’enrichisse trop vite par rapport à la France et ne devienne trop puissante. C’est pourquoi, Choiseul propose au roi de donner à l’Espagne la Louisiane, un territoire plus grand que la Nouvelle-Angleterre, sous couvert de dédommagement pour son intervention militaire contre la monarchie britannique. Ainsi, Louis XV cède cette zone à Charles III par le traité de Fontainebleau du 3 novembre 1762. La partie canadienne de la Nouvelle-France, quant à elle, est cédée à George III par le traité de Paris du 10 février 1763. L’Angleterre devient la première puissance du monde avec ces nouvelles possessions. La monarchie britannique a hâte d’unifier son empire. C’est pourquoi, elle transforme la colonie canadienne francophone en une Province of Quebec avec la proclamation royale du 7 octobre 1763. L’Angleterre met de fait un terme définitif à la fin de la Nouvelle-France. En France, Choiseul profite de la paix pour préparer la prochaine guerre contre l’Angleterre en procédant à une réorganisation du dispositif militaire français.

Pour conclure, le duc de Choiseul constitue un personnage central dans l’histoire de la Nouvelle-France et de la France. En effet, c’est lui qui a joué un rôle déterminant dans la décision de Louis XV d’abandonner son empire en Amérique du Nord. Dans le même temps, Choiseul est le fondateur de la doctrine française de projection de puissance telle qu’elle existe toujours de nos jours. Il a compris que pour protéger les intérêts de la France partout dans le monde, il valait mieux disposer de plusieurs petites bases logistiques implantées dans des endroits stratégiques sur la planète plutôt que de posséder un immense territoire exclusivement concentré en Amérique du Nord.

La mise en application de cette nouvelle doctrine de politique étrangère et de défense de la France ne se fait pas attendre. En effet, la guerre d’indépendance des États-Unis permet à la monarchie française de mettre en application ce concept et de le valider. Ainsi, c’est exclusivement parce que la France disposait de bases logistiques partout dans le monde qu’elle a pu conserver une liberté de manœuvre totale face à la puissance maritime de l’Angleterre entre 1775 et 1783. Grâce aux îles tropicales, l’armée française a pu régulièrement envoyer des navires chargés de matériel et d’hommes afin de soutenir l’effort de guerre américain situé à plusieurs milliers de kilomètres. Les États-Unis n’ont réussi à tenir tête à l’Angleterre dans ce conflit que grâce à l’appui militaire de la France. Cependant, les Canadiens francophones ignorent largement ce pan d’histoire de l’Amérique du Nord, ce qui les incite à entretenir à la fois une certaine nostalgie et un sentiment d’abandon à l’égard de leur ancienne métropole. Ce rapport d’amour et de haine est au fondement même de la relation spéciale entre le Québec et la France depuis 1763.

Ludovic MARIN.

Bibliographie :

Marie-Hélène Morot-Sir, « La victoire de Sainte Foy, ce 28 avril 1760...il y a 253 ans ! », Vigile.net, 28 avril 2013 (http://www.vigile.net/La-victoire-de-Sainte-Foy-ce-28).
Martin Masse, « La monnaie de carte en Nouvelle-France », Le Québécois Libre, 15 novembre 2008 (http://www.quebecoislibre.org/08/081115-4.htm)
George III, Proclamation royale, 1763 (http://www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Rbritannique_proclamation1763.htm)
Ministère des Affaires Étrangères français, Acte de cession par la France de la Louisiane et de la Nouvelle-Orléans à l'Espagne, Archives, 03 novembre 1762 (http://basedoc.diplomatie.gouv.fr/exl-php/cadcgp.php?CMD=CHERCHE&QUERY=1&MODELE=vues/mae_internet___traites/home.html&VUE=mae_internet___traites&NOM=cadic__anonyme&FROM_LOGIN=1).
Louis Cornellier, « Quand la France monarchiste larguait le Québec », Vigile.net, 3 octobre 2009 (http://www.vigile.net/Quand-la-France-monarchiste).
Jean-Pierre Guicciardi, Mémoires du duc de Choiseul, Mercure de France, 1987, 383 pages.
Guy Chaussinand-Nogaret, Choiseul naissance de la gauche, Librairie Académique Perrin, 1999, 363 pages.
Arnaud de Maurepas, Antoine Boulant, Les Ministres et les ministères du siècle des Lumières (1715-1789). Etude et dictionnaire, Jas éditions, 2011, 451 pages.
Eugène Théodore Daubigny, Choiseul et la France d'outre-mer après le traité de Paris, Hachette, 2012, 373 pages.
André de Visme, Terre-Neuve 1762 : dernier combat aux portes de la Nouvelle-France, Les Éditions André de Visme, Montréal, 2005, 252 pages.
Sophie Imbeault, Denis Vaugeois, Laurent Veyssière, 1763 : le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Septentrion, Paris, 2013, 420 pages.


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    9 juin 2017

    J'ai regroupé mes principaux articles sur le Québec dans un livre intitulé "Chroniques d'Amérique du Nord (Tome 1)". Il est disponible sur Amazon à l'adresse suivante :
    https://www.amazon.fr/Chroniques-dAm%C3%A9rique-Nord-Ludovic-MARIN/dp/1521345015/ref=sr_1_1?ie=UTF8&qid=1497073581&sr=8-1&keywords=chroniques+d%27Am%C3%A9rique+du+Nord
    Cordialement.

  • Archives de Vigile Répondre

    3 mars 2015

    La logistique française fut sous-traitée à la Maison Gradis qui patronnait l'intendant Bigot.
    Le fils de David, Abraham (vers 1699-1780), développa la firme fondée par son père : elle acquit une importance considérable dans les années 1740, lors de la guerre de Succession d'Autriche, obtenant du surintendant du commerce l'exclusivité du commerce avec le Canada. En 1756, il est chargé d'acheminer dépêches et ordres secret vers le Canada2. En 1763, le ministre de la Marine Choiseul lui confia le commerce des possessions françaises d’Afrique occidentale, où il avait acheté l'île de Gorée, puis de Cayenne et des Antilles. David Gradis commerça aussi avec la Hollande et l’Angleterre.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/SFCO
    http://en.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_fran%C3%A7aise_pour_le_commerce_avec_l%27Outre-mer
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Affaire_du_Canada
    Curieusement, les informations sur l'implication ou la négligence de la Maison Gradis ont disparu ou sont à googler ailleurs.
    La Maison Gradis a envoyé bien en retard des secours en 1760.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_la_Ristigouche

  • Archives de Vigile Répondre

    25 février 2015

    Félicitations pour cette mise au point bien documentée.
    Avez vous trouvé trace de la phrase (approximative) attribuée au duc de Choiseul lors de la signature du traité: "Nous avons cédé un empire à une nation de boutiquiers."