Jacques Cartier, une autre réflexion

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire



Cher M. Pascal Alain, historien, vous me permettrez, vu l'intérêt que je porte personnellement au rôle historique qu'a joué Jacques Cartier dans le développement du Canada, de porter à votre attention trois éléments particuliers de réflexion, pour donner suite à l'article intitulé [«L'Héritage de Jacques Cartier»->20918] publié sous votre signature dans Le Devoir du 25 juillet.
Je m'autorise à le faire puisque, dans le passé, j'ai déjà joint le geste à la parole en intervenant, il y a plus de 25 ans, à titre de Secrétaire d'État du Canada, pour soutenir financièrement la fondation Macdonald-Stewart dans le paiement des coûts de restauration du manoir Jacques-Cartier à Limoilou (Saint-Malo), et ensuite à titre personnel, en faisant don au Musée de Gaspé de plusieurs objets d'art uniques -- sculptures, vitrail et dessin -- commémorant le célèbre explorateur, pour qu'ils servent à l'éducation populaire des visiteurs intéressés.
Le premier commentaire que je vous soumets est suscité par votre référence «aux anciens manuels scolaires d'histoire» qui présentaient autrefois Cartier comme «le découvreur du Canada». Comme vous le soulignez opportunément, Cartier est plutôt l'explorateur de l'estuaire du Saint-Laurent jusqu'à Montréal. Même à son époque, les côtes du Canada étaient déjà connues par les pêcheurs et habitées par plusieurs populations autochtones. Toutefois, vous poursuivez en soutenant que «la France reste perplexe» devant l'échec de Cartier et que «le retour des commandites ne se fera que quelque 70 ans plus tard avec Samuel de Champlain à Québec en 1608».
Permettez-moi de souligner que vous reprenez là une autre omission des anciens manuels d'histoire, qui passaient par-dessus la période de 1543 à 1604, comme s'il ne s'était rien passé d'important, une sorte de «trou noir historique». Or, l'étude des édits royaux signés par le roi Henri III révèlent qu'à trois reprises au moins, et ce, au beau milieu des guerres de religion en France, véritable guerre civile destinée à exterminer les protestants au fil de l'épée, le roi Henri III n'avait pas du tout abandonné les prétentions de la Couronne de France sur les terres du Canada. Tout d'abord, le roi Henri III mandate à deux reprises, entre 1577 et 1578, Troilus de Mesgouez, pour poursuivre les efforts d'exploration, de revendication de la suzeraineté française sur le territoire et de tentative d'enracinement d'une colonie. Mais c'est sous Henri IV, deux mois avant la fin des guerres de religion en 1598, que de Mesgouez, sous les auspices d'une troisième commission royale, pourra enfin s'établir au Canada à l'Île-des-Sables (Nouvelle-Écosse), colonie qui ne survécut que pendant cinq ans.
Le silence de ces «anciens manuels» tient d'une part au fait que les guerres de religion furent l'une des périodes les plus sanglantes et les moins glorieuses de l'histoire de France, où la haine fanatique envers les protestants a affaibli la France et déchiré le royaume pendant plus de 30 ans. Qui plus est, les édits d'Henri III relatifs au Canada avaient davantage un but commercial qu'évangélique; plusieurs armateurs intéressés par le Nouveau Monde étaient en fait des huguenots, et cela ne concordait pas du tout avec la vision providentielle évangélique dont la majorité des historiens du XIXe siècle et du XXe siècle se plaisaient à gratifier la naissance du pays, justifiant du même coup la suprématie cléricale en vogue dans la société de cette époque.
Dans la même veine, vous omettez également de mentionner que Champlain a participé avec Pierre Dugua de Mons (un autre de ces explorateurs protestants) à la fondation de l'Acadie en 1604, comme si l'Acadie n'était pas un élément essentiel du fait français au pays. C'est un peu vite pour un peuple qui a tant de mérite d'avoir survécu.
Entre vérité incontournable et réalité historique
Mon deuxième commentaire est rattaché au passage où vous soutenez que la «France perdra un immense territoire aux mains des Britanniques par la conquête de 1760». L'affirmation que le Canada a été «conquis» par les Britanniques a fait florès dans les manuels d'histoire et est aujourd'hui considérée par plusieurs comme une «vérité incontournable», parce qu'elle sert à fonder une option politique que nous connaissons bien. Mais la «réalité historique» est beaucoup plus nuancée.
Disons plutôt que, au milieu du XVIIIe siècle, le Canada ne comptait plus parmi les priorités politiques de la France et que, bien avant la bataille des plaines d'Abraham du 13 septembre 1759, la France avait déjà décidé lesquelles de ses colonies elle souhaiterait d'abord conserver: les îles sucrières de la Guadeloupe et de la Martinique. Elle laissait aller le Canada qui ajoutait d'année en année des centaines de milliers de livres à la dette royale gigantesque. La France ne fit que le minimum pour soutenir sa colonie canadienne et, encore là, lorsqu'elle reprit l'avantage des armes à la suite de la bataille de Sainte-Foy, le 29 avril 1760, et que les renforts étaient attendus pour confirmer ce nouvel avantage des forces françaises sur les Britanniques, ce sont les navires de l'Angleterre qui arrivèrent les premiers ce printemps-là dans le Saint-Laurent. Montréal capitula ensuite sans avoir tiré un seul coup de feu. C'était la fin des batailles au Canada, mais non de la guerre. Et pendant les trois ans que durèrent les négociations qui aboutiront au traité de Paris du 10 février 1763, l'Angleterre était tout étonnée que la France ne cherche pas à reprendre le Canada dans ce processus de négociations. Le ministre français Choiseul était formel: c'en était fini de l'aventure canadienne, coûteuse et déficitaire.
Ce n'est certes pas là le «côté rose» de l'histoire, mais ce sont les conclusions de l'historienne Françoise Le Jeune de l'Université de Nantes qui, après avoir dépouillé toutes les archives diplomatiques de cette époque au ministère des Affaires étrangères, disséquait le «mythe de la Conquête», mythe utile pour fonder une interprétation historique qui a toujours ses jours de gloire; on l'a vu le printemps dernier dans le débat public émotif entourant la commémoration de la bataille des plaines d'Abraham.
«Histoire-fiction»
Enfin, mon dernier commentaire a trait à votre conclusion où vous avancez, comme historien, que Jacques Cartier «mourrait à coup sûr» s'il revenait et constatait la défaite des deux référendums de 1980 et 1995.
Évidemment, nous sommes là dans l'«histoire-fiction» et non plus dans l'Histoire proprement dite. Cartier était financé par la cassette royale de François Ier pour trouver «la route des Indes et de l'or», comme vous l'écrivez à propos. Il n'était pas d'abord l'apôtre de l'évangile du fait français. Son échec ne rend pas ses efforts moins méritoires, mais extrapoler sur ses «sentiments et sa peine» aujourd'hui, ce n'est pas là à proprement parler l'essentiel de son rôle historique. Il n'a pas laissé d'écrits qui justifient d'étirer autant sa vision personnelle du Nouveau Monde. Le débat politique raffole de ces envolées émotives et sentimentales, mais pour rester dans l'«Histoire», il vaut mieux se baser sur des sources sûres et conséquentes.
Si je puis me permettre une opinion personnelle, je crois qu'il est trop tôt -- nous sommes encore trop près de ces deux événements que sont les référendums sur la séparation -- pour porter des jugements dits définitifs.
Prenons l'exemple de Louis-Joseph Papineau. Après l'échec des rébellions et son retour au Canada en 1845, il prend la tête d'un mouvement annexionniste (également fortement soutenu par les marchands britanniques de Montréal), pour que le Québec (Bas-Canada) rejoigne les États-Unis. Louis-Hippolyte LaFontaine qui, lui, venait d'obtenir le «gouvernement responsable», l'une des revendications antérieures de Papineau, combattit l'annexion et empêcha qu'elle ne recueille un appui populaire majoritaire.
Peut-on imaginer ce que serait le Québec aujourd'hui s'il était devenu à cette époque un État américain? Probablement une enclave linguistique un peu marginale, analogue à celle des Cajuns en Louisiane, même si Napoléon leur garantit l'usage de leur langue et de leurs droits lorsqu'il les vendit aux Américains de Jefferson en 1803. Les Canadiens français n'ont pas suivi Papineau en 1849, un chef pourtant fort, adulé et charismatique. Et ils ne s'en portent que mieux aujourd'hui.
Quel jugement pourra-t-on porter avec le recul du temps sur ces deux référendums passés? Je souhaiterais vivre assez longtemps pour que la conclusion en soit aussi nette que nous apparaît aujourd'hui le statut du Québec après avoir refusé de suivre Papineau qui voulait que nous devenions «comme» des Américains. Remarquez, il n'en est pas moins un grand personnage historique!
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Serge Joyal, Sénateur


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